XLV.
— André et Julien sur le marché de Mâcon. — Les
profits de la vente. L'honnêteté dans le commerce.
Le meilleur moyen de
réussir dans le commerce, c'est d'être consciencieux
Le
lendemain, M. Gertal, en parcourant le marché de Mâcon, vit
qu'il y avait peu de volaille sur la place.
— Enfants, dit-il à
Julien et à André, tout le monde est si occupé de la
vendange, que peu de fermières ont pu venir en ville apporter leurs
poulardes. La volaille est très chère ; ne cédez pas
la vôtre à moins de cinquante centimes de bénéfice
par pièce ; elle sera encore à très bon
marché.
André et Julien se le
tinrent pour dit ; ils se montrèrent inébranlables sur leurs
prix.
Après bien des paroles et
bien du mal, les vingt et une poulardes se vendirent enfin. Le petit Julien fit
autant de tours qu'il fallut pour les porter chez les acheteurs. A la
dernière, il était si las qu'il n'en pouvait plus : mais il
était content de penser que par sa peine et ses soins il allait avoir,
lui aussi, contribué à gagner quelque argent. — Ce sera le
premier que je gagne, pensait-il... — Et cette pensée lui donnait
du courage. Néanmoins il avait bien de la peine à suivre la dame
qui avait acheté la poularde. Arrivée chez elle, cette dame le
paya, et Julien s'en retourna.
Il avait déjà fait
les trois quarts du chemin, quand il se rappela qu'il avait oublié de
compter en le recevant l'argent que la dame lui avait donné.
Aussitôt il vérifia
sa monnaie et il s'aperçut que la dame s'était trompée et
lui avait remis un franc de trop.
— Oh ! se dit-il,
M. Gertal a bien raison quand il me recommande de compter l'argent tout de
suite. Si c'était un franc de moins qu'il y aurait, je n'oserais jamais
aller le réclamer à présent : la dame croirait que je
l'ai perdu ; par bonheur ce franc est en trop, je n'aurai que le plaisir de
le rendre.
En pensant cela, il poussa un
gros soupir, car il était bien fatigué et ses petites jambes
demandaient grâce.
— N'importe ! se
dit-il, profiter d'une erreur, ce serait un vol. Tant pis pour mes jambes.
Oh ! j'aimerais mieux n'importe quoi que de voler quelque chose, ne
fût-ce qu'un sou.
Et sans hésiter il revint
sur ses pas.
— Madame,
s'écria-t-il tout essoufflé en arrivant à la maison,
voilà un franc de trop que vous m'avez donné par erreur.
La dame regarda l'honnête
petit garçon qui, malgré sa fatigue, lui souriait
courageusement ; elle le fit asseoir et se mit à l'interroger sur
son âge, son pays, sa famille.
Il lui répondit gentiment
et avec politesse.
En apprenant qu'il était
orphelin et venait de l'Alsace-Lorraine, la dame se sentit tout émue.
Elle ouvrit son armoire, et lui présentant un livre qui était sur
une planche :
— Tenez, mon enfant, lui
dit-elle, je vous donne ce livre : il parle de la France que vous aimez et
des grands hommes qu'elle a produits. Lisez-le : il est à votre
portée ; il y a des histoires et des images qui vous instruiront et
vous donneront, à vous aussi, l'envie d'être un jour utile à
votre patrie.
Les yeux de Julien
brillèrent de plaisir : il remercia la dame de tout son coeur et
s'en retourna, son livre sous le bras, en mangeant pour se reposer une grappe de
bon raisin de la Bourgogne que la dame lui avait offerte.
Le soir, les deux frères
comptèrent la somme d'argent que la vente leur avait rapportée.
Ils avaient gagné dans cette journée près de onze francs.
Les orphelins ne savaient comment remercier M. Gertal ; André
lui offrit de rester plus longtemps à son service s'il avait besoin
d'eux.
— Eh bien, mes jeunes
associés, répondit M. Gertal, j'accepte votre offre. J'ai
fait moi aussi de meilleures affaires que je ne l'espérais, et je songe
à agrandir ma clientèle ; si vous pouvez rester dix jours de
plus avec moi, nous ferons une tournée par le Bourbonnais et l'Auvergne
avant d'aller à Lyon. Chemin faisant, je vous aiderai encore à
augmenter par des ventes avantageuses votre petit pécule.
André accepta de grand
coeur, et il fut convenu qu'on allait soigner mieux que jamais le brave Pierrot,
dont les jambes auraient tant de chemin à faire. Julien, lui,
s'était déjà mis dans un coin à feuilleter son
livre. — Comment as-tu donc eu ce livre, Julien ? demanda
M. Gertal.
Quand Julien eut raconté
son histoire, M. Gertal l'approuva fort de s'être montré
scrupuleusement honnête et consciencieux : Être consciencieux,
lui dit-il, c'est le moyen d'avoir le coeur content, et c'est aussi le secret
pour se faire estimer et aimer de tout le monde.