XCIV. – Le pays du pilote
Guillaume. – La Normandie, ses ports, son commerce. – Rouen et ses
cotonnades.
Il est bon dans l'industrie d'avoir des rivaux :
nous cherchons à faire mieux qu'eux, et c'est profit pour tous.
– Père Guillaume, dit
Julien le lendemain matin en arrivant sur le pont à côté du
pilote, vous m'avez dit l'autre jour que vous étiez Normand ;
voulez-vous que nous parlions de votre pays ? Cela m'amusera beaucoup. Moi,
je voudrais connaître toutes les provinces de la France, parce que j'aime
la France et que je veux être instruit des choses de mon pays.
– Voilà qui est bravement parlé, petit
Julien. Assieds-toi tranquillement en face de moi, et nous causerons de la
Normandie.
Julien ne se le fit pas répéter deux fois, et
le père Guillaume, levant le doigt dans la direction des côtes
normandes :
– Par là-bas, dit-il, au loin, comme un bras
qui se plongerait dans l'Océan, il y a un cap que je ne puis voir sans un
grand battement de coeur : c'est le cap de la Hague, petit Julien ;
c'est par là que je suis né, c'est là que je me suis
essayé tout bambin, au pied des falaises, à lutter contre les
flots et à ne pas trembler dans la tempête. Tout près est la
rade de Cherbourg, et Cherbourg est le plus magnifique port militaire construit
par la main des hommes. La rade de Cherbourg est défendue par une digue
qui n'a pas sa pareille au monde.
LA NORMANDIE. – Outre Rouen (116 300 h.), le
Havre (130 200 h.), et Cherbourg (42 900 h.), l'une des plus grandes
villes de la Normandie est Caen (44 800 h.), sur l'Orne. Caen fabrique de
superbes dentelles, ainsi qu'Alençon et Bayeux. Evreux et Saint-Lo font
des toiles de fil et des coutils : Elbeuf (20 500 h.) et Louviers
fabriquent les draps les plus fins pour nos habits. Laigle et ses environs
possèdent les seules fabriques importantes d'épingles et
d'aiguilles qui soient en France.
CHERBOURG ET SA DIGUE. – La rade de Cherbourg
était une des plus belles de la Manche, mais elle était ouverte du
côté de la mer, et exposée aux tempêtes et à
l'attaque des ennemis. C'est pour la fermer qu'on a construit cette immense
digue, oeuvre unique en son genre, qui est une sorte d'île faite de main
d'homme et au milieu de laquelle s'élève un fort. Cherbourg
(42 900 h.) est maintenant un des chefs-lieux des cinq arrondissements
maritimes dans lesquels on a divisé nos côtes.
–
Qu'est-ce qu'une digue, père Guillaume ?
– C'est une muraille construite
par les hommes, qui s'avance en mer et derrière laquelle les navires sont
à l'abri de la tempête ; la digue de Cherbourg a presque
quatre kilomètres ; elle s'avance au milieu d'une des mer les plus
agitées et les plus dangereuses qu'il y ait sur la côte de
France ; mais elle est si bien construite en gros blocs de granit que les
plus grandes tempêtes ne l'endommagent pas, que les navires qui sont
derrière jouissent d'un calme parfait au moment même où les
vagues déferlent au large comme des montagnes qui s'entre-choquent.
– J'aimerais bien à voir Cherbourg, père
Guillaume ; est-ce qu'on s'y arrêtera ?
– Non, mon ami, nous passons tout droit, mais de loin
je te le montrerai. Et puis la Normandie a bien d'autres ports et nous en
verrons quelques-uns. Il y a d'abord le havre, qui est, après Marseille,
le port le plus commerçant de toute la France : plus de dix mille
vaisseaux y entrent chaque année et y apportent les produits de toutes
les parties du monde, surtout le coton récolté en Amérique
par les nègres. Puis nous avons Dieppe, connu pour ses bâtiments de
pêche et pour se bains de mer, Fécamp, Honfleur en face du Havre,
Granville qui occupe plus de quinze cents hommes à la pêche des
huîtres, et dont les navires vont à Terre-neuve pêcher la
morue. Enfin Rouen est aussi un port très commerçant.
UN ÉTABLISSEMENT DE BAINS DE MER EN NORMANDIE.
– Tous les ans, l'été, des milliers de personnes vont
prendre des bains de mer, dans les villes ou villages du littoral, car l'eau
salée de la mer est fortifiante, surtout quand on n'y reste pas plus de
cinq minutes. La ville de Paris envoie chaque année aux bains de mer,
pour les récompenser, les meilleurs élèves de ses
écoles.
PÊCHE DES HUITRES. – Les huîtres sont
une des richesses de nos côtes. Pour les pêcher, on se sert d'un
instrument appelé
drague,
sorte de poche en filet qu'on laisse couler et qu'on promène au fond de
la mer. Elle arrache tout ce qu'elle rencontre : huîtres, pierres,
herbes, et on fait ensuite le triage.
– Comment ? dit Julien, Rouen est un
port ?
– Certainement, c'est un port situé sur la
Seine ; les navires remontent la Seine jusqu'à Rouen, comme à
Nantes nous avons remonté la Loire et à Bordeaux la Garonne.
Rouen, qui a plus de 116 000 habitants, est une grande ville laborieuse,
pleine d'usines, de machines et de travailleurs. Elle file à elle seule
trente millions de kilogrammes de coton, chaque année, dans ses vastes
filatures où la vapeur met en mouvement des milliers de bobines. Le fil
fait, on le teint de toutes nuances, en le plongeant dans des cuves où
sont les couleurs ; les teintureries de Rouen sont, avec celles de Lyon,
les plus renommées de France. Et Rouen n'est pas seule à bien
travailler en Normandie. Il y a tant d'industries diverses chez nous, que je ne
puis pas me les rappeler toutes.
MORUE. – On ne se douterait pas, à voir les
morues desséchées étalées à la devanture des
épiciers, de ce qu'est l'animal vivant. C'est un gros poisson qui
pèse en moyenne douze kilogrammes. Quand on les a pechées (et un
seul homme en pêche parfois à Terre-Neuve jusqu'à quatre
cents par jour), on leur coupe la tête, on les ouvre, et on étale
les morceaux. Ce sont ces fragments aplatis que vendent les marchands.
Et, en disant
cela, le père Guillaume semblait tout fier de pouvoir faire de son pays
un éloge mérité. Il ajouta :
– C'est que, petit Julien, la Normandie est
située juste en face de l'Angleterre ; cela fait que nous sommes en
rivalité pour l'industrie avec les Anglais. Il s'agit de faire aussi
bien, et ce n'est pas facile ; mais, comme on ne veut pas rester en
arrière, on se donne de la peine ; et alors on arrive en même
temps que ses rivaux, et quelquefois avant eux.
LA TEINTURERIE. – Pour teindre les écheveaux
de laine, de coton, de soie, le teinturier les trempe dans un bains colorant, en
les tournant et retournant sur des bâtons.
– Tiens,
dit Julien, c'est donc pour les peuples comme en classe, où chacun
tâche d'être le premier ?
– Justement, petit Julien. Dans l'industrie celui qui
fait les plus beaux ouvrages les vend mieux, et c'est tout profit. Quand les
hommes seront plus sages, ils ne voudront obtenir les uns sur les autres que de
ces victoires-là. Vois-tu, ce sont les meilleures et les plus
glorieuses ; elles ne coûtent la vie à personne et personne ne
risque d'y perdre une patrie.