V. — Les préparatifs d'Étienne le
sabotier. — Les adieux. Les enfants d'une même patrie.
Les enfants d'une même
patrie doivent s'aimer et se soutenir comme les enfants d'une même
mère.
Pendant
qu'André et Julien mangeaient, Étienne entra.
— Enfants, dit le sabotier
en se frottant les mains, je n'ai pas perdu mon temps : j'ai
travaillé pour vous depuis ce matin. D'abord, je vous ai trouvé
deux places dans la charrette d'un camarade qui va chercher des foins tout
près de Saint-Quirin, village voisin de la frontière, où
vous coucherez ce soir. On vous descendra à un quart d'heure du village.
Cela économisera les petites jambes de Julien et les tiennes,
André. Ensuite j'ai écrit un mot de billet que voici, pour vous
recommander à une vieille connaissance que j'ai aux environs de
Saint-Quirin, Fritz, ancien garde forestier de la commune. Vous serez
reçus là à bras ouverts, les enfants, et vous y dormirez
une bonne nuit. Enfin, ce qui vaut mieux encore, Fritz vous servira de guide le
lendemain dans la montagne, et vous mènera hors de la frontière
par des chemins où vous ne rencontrerez personne qui puisse vous voir.
C'est un vieux chasseur que l'ami Fritz, un chasseur qui connaît tous les
sentiers de la montagne et de la forêt. Soyez tranquilles, dans
quarante-huit heures vous serez en France.
— Oh ! monsieur
Étienne, s'écria André, vous êtes bon pour nous comme
un second père !
— Mes enfants,
répondit Étienne, vous êtes les fils de mon meilleur ami, il
est juste que je vous vienne en aide. Et puis, est-ce que tous les
Français ne doivent pas être prêts à se soutenir entre
eux ? A votre tour, ajouta-t-il d'une voix grave, quand vous rencontrerez
un enfant de la France en danger, vous l'aiderez comme je vous aide à
cette heure, et ainsi vous aurez fait pour la patrie ce que nous faisons pour
elle aujourd'hui.
En achevant ces paroles
Étienne entra dans la pièce voisine, où était son
atelier de sabotier, et, voulant réparer le temps perdu, il se mit
à travailler avec activité. Le petit Julien l'avait suivi, et il
prenait un grand plaisir à le voir creuser et façonner si
lestement les bûches de hêtre de la montagne
LE SABOTIER DES VOSGES.
— On fabrique surtout les sabots dans les pays de forêts et de
montagnes, et on se sert principalement de bois de hêtre ou de noyer pour
y creuser les sabots. Il y a beaucoup de sabotiers dans les Vosges, car ces
montagnes sont très boisées.
Vers le
milieu de l'après-midi, la carriole dont avait parlé le
père Étienne s'arrêta sur la grande route ; le
charretier, comme cela était convenu, siffla de tous ses poumons pour
avertir les jeunes voyageurs.
A ce signal, André et
Julien saisirent rapidement leur paquet de voyage ; ils embrassèrent
de tout leur coeur la mère Étienne, et aussitôt le sabotier
les conduisit vers la carriole.
Après une nouvelle
accolade, après les dernière et paternelles recommandations du
brave homme, les enfants se casèrent dans le fond de la carriole, le
charretier fit claquer son fouet et le cheval se mit au petit trot.
Le père Étienne,
resté seul sur la grande route, suivait des yeux la voiture qui
s'éloignait. Il se sentait à la fois tout triste et pourtant fier
de voir les enfants partir.
— Brave et chère
jeunesse, murmurait-il, va, cours porter à la patrie des coeurs de plus
pour la chérir !
Et, lorsque la voiture eut
disparu, il revint chez lui lentement, songeur, pensant au père des deux
orphelins, à son vieil ami d'enfance qui dormait son dernier sommeil sous
la terre de Lorraine, tandis que ses deux fils s'en allaient seuls
désormais au grand hasard de la vie. Alors une larme glissa des yeux du
vieillard ; mais il l'essuya aussitôt : — Courage, quand
même, se dit-il. L'espoir seul rend l'avenir fécond.