LXXXV. – Les sages paroles de l'oncle
Frantz : le respect dû à la loi. – Un nouveau
voyage.
Soumettons-nous à la loi, même quand elle
nous parait dure et pénible.
L'oncle Frantz était sorti de
l'hôpital depuis huit jours. Il avait loué sur un quai de Bordeaux
une petite chambre. Dans cette chambre, il y avait un second lit tout prêt
pour l'arrivée des deux orphelins.
Quoique Frantz eût été gravement malade,
il reprenait ses forces assez vite. C'était un robuste Lorrain, de grande
taille et de constitution vigoureuse. Dans huit jours, dit-il aux enfants, je
serai de force à travailler.
– Attendez-en quinze, mon oncle, dit André,
cela vaudra mieux.
LA PLACE DE QUINCONCES A BORDEAUX. – C'est l'une des
plus belles de la France. De là on découvre le port de Bordeaux
avec la forêt des mats, les larges cheminées des paquebots, les
machines appelées grues qui servent à charger ou à
décharger des marchandises et qui s'élèvent en l'air comme
de grands bras. A l'extrémité de la place se dressent de hautes
colonnes au sommet desquelles, la nuit, s'allument des feux.
Après les chagrins que Frantz
Volden venait d'éprouver, il se sentit tout heureux d'avoir auprès
de lui ces deux enfants. La sagesse et le courage d'André
l'émerveillaient et le réconfortaient ; la vivacité et
la tendresse de Julien le mettaient en joie. L'enfant depuis bien longtemps
n'avait été aussi gai. Quand il marchait dans les rues de Bordeaux
ou sur la grande place des Quinconces, tenant son oncle par la main, il se
dressait de toute sa petite taille, il regardait les autres enfants avec une
sorte de fierté naïve, pensant en lui-même : – Et
moi aussi j'ai un oncle, un second père, j'ai une famille ! Et nous
allons travailler tous à présent pour gagner une maison à
nous.
– Enfants, dit un matin l'oncle Frantz, voici mon avis
sur notre situation. Nous avons beau être sur le sol de la France, cela ne
suffit pas aux Alsaciens-Lorrains pour être regardés comme
Français ; il leur faut encore remplir les formalités
exigées par la loi dans le traité de paix avec l'Allemagne. Donc
nous avons tous les trois à régler nos affaires en
Alsace-Lorraine. La loi nous accorde encore pour cela neuf mois. Une fois en
règle de ce côté, une fois notre titre de Français
reconnu, nous songerons au reste.
– Oui, oui, mon oncle, s'écrièrent
André et Julien d'une même voix, c'est ce que voulait notre
père, c'est aussi ce que nous pensons.
– D'ailleurs, ajouta André, notre père
nous a appris qu'avant toutes choses il faut se soumettre à la loi.
– Il avait raison, mes enfants ; même quand
la loi est dure et pénible, c'est toujours la loi, et il faut l'observer.
Seulement l'Alsace-Lorraine est loin et nos économies bien minces, car
les six mille francs que j'avais placés sont perdus sans retour :
c'était le fruit de vingt années de travail et de privations, et
tout est à recommencer maintenant. Tachons donc de faire notre voyage
sans rien dépenser, mais au contraire en gagnant quelque chose, comme
vous l'avez fait vous-même depuis quatre mois. Vous savez que par
métier je suis charpentier de navire. Eh bien, il y a au port de Bordeaux
un vieil ami à moi, le pilote Guillaume, dont le vaisseau va partir
bientôt pour Calais. Il m'a promis de prier le capitaine du navire de
m'employer à son bord.
– Moi-même, dit André, j'y pourrai gagner
quelque chose.
– Et moi ? demanda Julien.
– Nous débattrons par marché ton
passage, et nous nous embarquerons tous les trois. C'est un de ces navires de
grand cabotage nombreux à Bordeaux, qui ont l'habitude d'aller en suivant
les côtes, de Bordeaux jusqu'à Calais. Nous serons là-bas
dans quelques semaines et avec un peu d'argent de gagné. Nous reprendrons
de l'ouvrage sur les bateaux d'eau douce qui naviguent sans cesse de Calais en
Lorraine, et nous arriverons ainsi sans qu'il nous en ait rien
coûté.
– Nous allons donc voir encore la mer ! dit
Julien.
– Oui, une mer bien plus grande, bien plus terrible
que la Méditerranée : l'Océan. Mais ce qui me
contrarie le plus, Julien, c'est que tu vas encore te trouver à manquer
l'école pendant plusieurs mois.
– Oh ! mais, mon oncle, soyez tranquille :
je travaillerai à bord du navire comme si j'étais en classe.
André me dira quels devoirs faire, et je les ferai. De cette
façon, quand nous serons enfin bien établis quelque part et que je
retournerai dans une école, je ne serai pas le dernier de la classe,
allez !
– A la bonne heure ! dit l'oncle Frantz. Le temps
de la jeunesse est celui de l'étude, mon Julien, et un enfant studieux se
prépare un avenir honorable.