LXXXCI. – Deux grands hommes de la
Gascogne : Montesquieu et Daumesnil.
Il y a quelque chose de supérieur encore au
génie, c'est la bonté.
Julien, en attendant le départ
du navire qui devait l'emmener sur l'Océan, s'empressa de mettre à
exécution la promesse qu'il avait faite à son oncle de travailler
avec ardeur.
Il s'installa avec son carton d'écolier et son
encrier en corne dans un coin de la chambre, et, d'après les conseils de
son oncle qui lui recommandait toujours l'ordre et la méthode, il fit un
plan sur la meilleure manière d'employer chaque journée. Il y
avait l'heure de la lecture, celle des devoirs, celle des leçons et aussi
celle du jeu.
L'heure de la lecture venue, Julien ouvrit son livre sur les
grands hommes et se mit à lire tout en faisant ses
réflexions ; car il savait qu'on ne doit pas lire machinalement,
mais en cherchant à se rendre compte de tout et à s'instruire par
sa lecture.
I. Quoique Bordeaux soit une ville commerçante
avant tout, elle n'en a pas moins le goût des lettres, et c'est
près de Bordeaux qu'est né un des plus grands écrivains de
la France, MONTESQUIEU.
– Tiens, dit Julien, j'ai vu la rue Montesquieu
à Bordeaux ; c'était bien sûr en l'honneur de ce grand
homme. Il m'a l'air d'être un savant, voyons cela.
Et Julien lut ce qui suit :
MONTESQUIEU, né en
168, mort près de Bordeaux en 1755
Montesquieu était d'une
famille de magistrats et, jeune encore, il entra lui-même dans la
magistrature. On appelle magistrats les hommes chargés de faire respecter
la loi : ainsi, les juges devant lesquels on amène les criminels
sont des magistrats, les présidents des tribunaux et des cours de justice
sont aussi des magistrats.
Les fonctions de Montesquieu ne
l'empêchèrent point de consacrer tous ses loisirs à
l'étude ; lui, qui, par profession s'occupait de la loi, s'appliqua
à étudier les lois des différents peuples pour les comparer
et chercher les meilleures. Il a écrit là-dessus de beaux livres,
qui comptent parmi les chefs-d'oeuvre de notre langue. Les immenses travaux
qu'il eut à faire pour écrire son principal ouvrage, l'Esprit des
lois, altérèrent sa santé. Il mourut en 1755. Admiré
de toute l'Europe, il fut regretté jusque dans les pays
étrangers.
Montesquieu avait le plus noble caractère :
il était bon, indulgent, bienfaisant sns orgueil, compatissant aux maux
d'autrui. « Je n'ai jamais vu couler de larmes, disait-il, sans
être attendri. » L'amour de l'humanité était chez
lui une véritable passion.
Montesquieu est le premier écrivain
français qui ait protesté éloquemment contre l'injustice de
l'esclavage, établi alors dans toutes les colonies. Si cette institution
honteuse a aujourd'hui presque disparu des pays civilisés, c'est en
partie grâce à Montesquieu et à ceux qui, persuadés
par ses écrits, ont condamné cette barbarie à
l'égard des noirs.
– Oh ! dit Julien, je me rappelle que c'est la
France qui a la première aboli l'esclavage dans ses colonies, et j'en
suis bien fier pour la France. Mais lisons l'autre histoire ; c'est celle
d'un général, à ce que je vois.
II.Périgueux, jolie ville de 32 000
âmes, sur l'Isle, a vu naître DAUMESNIL. Les soldats qui
combattaient avec lui l'avaient nommé
le brave. A Wagram, il eut la jambe
emportée par un boulet. Devenu colonel, puis général, il
fut nommé gouverneur de Vincennes, un des forts qui défendaient
les approches de Paris. Le peuple l'appelait
Jambe de bois.
CHÂTEAU FORT DE VINCENNES, près de Paris. Il
fut construit par Philippe-Auguste. Louis IX y venait souvent et rendait la
justice aux portes du château, sous un chene qu'on a montré
longtemps. Plus tard, le château fut transformé en prison ;
maintenant c'est une des casernes de la garnison de Paris. – A Vincennes,
se trouve une importante ferme-modèle, où les élèves
de l'Institut agronomique de Paris viennent étudier l'agriculture
pratique.
En 1814,
les armées étrangères qui avaient envahi la France
entourèrent Vincennes et envoyèrent demander à Daumesnil de
rendre sa forteresse. – « Rendez-moi d'abord ma
jambe, » répondit-il. Et comme l'un des envoyés,
irrité de cette saillie, lui répliquait : « Nous
vous ferons sauter, » Daumesnil, lui montrant simplement un magasin
où étaient amassés 1 800 milliers de poudre :
« S'il le faut, répondit-il, je commencerai et nous sauterons
ensemble. » Les envoyés se retirèrent, peu
rassurés, et le fort ne put être pris.
L'année suivante, les
ennemis envahirent de nouveau la France et revinrent mettre le siège
devant le fort de Vincennes. De nouveau, ils députèrent des
envoyés vers Daumesnil ; mais, comme la violence et les menaces
n'avaient point réussi l'année précédente
auprès du Général, on essaya de le corrompre par de
l'argent. Il était pauvre, on lui offrit un million pour qu'il
rendît la place de Vincennes. Daumesnil répondit avec mépris
à l'envoyé qui lui avait remis une lettre secrète du
général prussien :
– Allez dire à votre général
que je garde à la fois sa lettre et la place de Vincennes : la
place, pour la conserver à mon pays, qui me l'a confiée ; la
lettre, pour la donner en dot à mes enfants : ils aimeront mieux
cette preuve de mon honneur qu'un million gagné par trahison. Vous pouvez
ajouter que, malgré ma jambe de vois et mes vingt-trois blessures, je me
sens encore plus de force qu'il n'en faut pour défendre la citadelle, ou
pour faire sauter avec elle votre général et son
armée. »
Ainsi Vincennes demeura imprenable grâce à
ce général qui, comme on l'a dit, « ne voulut jamais ni
se rendre ni se vendre. »
LE POLYGONE DE VINCENNES. – On appelle polygone le
lieu où les artilleurs s'exercent à construire des batteries,
à manoeuvrer et à tirer les canons. Au milieu d'un vaste terrain
vide se trouve une butte en terre qui sert de point de mire aux boulets. Les
artilleurs sont à une grande distance de cette butte, et, d'après
des calculs exécutés sur un carnet, ils tournent la gueule du
canon dans la direction voulue et lancent le boulet.
– Bravo ! s'écria
fièrement le petit Julien !