LXXXI. – Brusquerie et douceur. – Le
patron du bateau « Le Perpignan » et Julien.
Il n'est point de coeur que la douceur d'un enfant ne
puisse gagner.
Pendant que Julien lisait
attentivement dans son livre, le patron du
Perpignan l'observait du coin de
l'oeil.
– Voilà un petit bonhomme qui jusqu'à
présent n'est pas bien embarrassant, pensa-t-il. Quant à l'autre,
il a l'air adroit de ses mains et intelligent, et il ne craint pas sa peine.
Allons, cela ira mieux que je ne croyais.
Et, comme il était brave homme au fond, il se
repentit de la bourrade par laquelle il avait salué les enfants à
leur arrivée. Il s'approcha de Julien, et lui passant sa grosse main sur
la joue : – Eh bien, dit-il, nous sommes donc savants, nous
autres ? Qu'est-ce que nous lisons là ? Le conte du
Petit-Poucet ou celui du Chaperon-Rouge ?
Julien releva la tête, et fixant sur le patron des
yeux étonnés, qui étaient restés un peu tristes
depuis sa maladie : – Des contes, fit-il, oh ! que non pas,
patron ; ce sont de belles histoires, allez. Et même les images du
livre aussi sont vraies. Tenez, voyez : cela, c'est le portrait de La
Pérouse, un grand navigateur qui est né à Albi, chef-lieu
du Tarn. Je crois que notre bateau ne passera pas à Albi, mais cela ne
fait rien : je me rappellerai Albi à présent.
Le patron sourit.
– Alors, dit-il, tu vas être sage comme cela
tout le temps du voyage, et apprendre comme si tu étais en
classe ?
– Oui, patron, dit Julien doucement ; j'ai promis
à André de ne pas trop vous embarrasser.
– Mais c'est très bien, cela ! Allons,
faisons la paix.
Et il saisit la petite main gauche de Julien qui se trouvait
être la plus près de lui ; puis familièrement, il la
secoua entre les siennes en signe d'amitié.
Par malheur cela se trouvait être la main
blessée de Julien. L'enfant devint tout pâle, il étouffa un
petit cri.
– Quoi donc ! dit brusquement le patron d'un air
agacé. Eh bien, es-tu en sucre, par hasard, et suffit-il de te toucher
pour te casser ?
– C'est que..., répondit Julien en soupirant,
cette main-là est comme ma jambe, elle a une entorse.
– Allons, bon, tu n'as pas de chance avec moi, petit,
dit le patron d'un air radouci.
Julien le regarda moitié ému, moitié
souriant :
– Oh ! que si, dit-il ; puisque vous
n'êtes plus faché, la poignée de main est bonne tout de
même.
Le bourru se dérida complètement :
– Tu es un gentil enfant, dit-il.
Il se pencha vers Julien, et posant ses deux mains d'Hercule
sous les bras du petit garçon :
– As-tu encore des entorses par là ?
dit-il.
– Non, non, patron, dit Julien en riant.
– Alors, viens m'embrasser.
Et il souleva l'enfant comme une plume, l'enleva en l'air
jusqu'à la hauteur de sa grosse barbe, et posant un baiser retentissant
sur chacune de ses joues :
– Voilà ! nous sommes une paire d'amis
à présent.
Les bateliers regardaient leur patron avec surprise, et
pendant que, délicatement, il remettait le petit garçon entre les
deux sacs qui lui servaient de fauteuil, André les entendit dire :
– Ce bambin ne sera pas trop malheureux ici.
Julien tout réconforté souriait de plaisir
dans son coin, et André s'applaudissait de voir combien la douceur et la
bonne volonté avaient vite triomphé des mauvaises dispositions et
des manières brusques du patron.