LXXVIII. – Le Languedoc
vu de la mer. Nîmes, Montpellier, Cette. Les tristes nouvelles de l'oncle
Frantz. – La résolution.
Un homme courageux compte sur ce qu'il peut gagner par
son travail, non sur ce qu'il peut emprunter aux autres.
Le vent continuant d'être bon,
on ne tarda pas à perdre de vue la Provence. On aperçut les
côtes basses du Languedoc, toutes bordées d'étangs et de
marais salants, où l'eau de mer, s'évaporant sous la chaleur du
soleil, laisse déposer le sel qu'elle contient.
– En face de quel département
sommes-nous ? demanda Julien, qui cherchait à s'instruire.
– C'est le Gard, dit le patron.
– Chef-lieu Nîmes,
répondit Julien.
– Oui, répondit Jérôme ;
Nîmes est une grande et belle ville, où sont de magnifiques
monuments d'autrefois. Il y a un vaste cirque de pierres appelé les
arènes, où on donnait dans les anciens temps des jeux et des
spectacle.
ARÈNES DE NIMES. – Les anciens appelaient
arènes un
amphithéâtre où ils venaient regarder des spectacles, des
combats d'hommes et de bêtes. Les arènes de Nîmes sont un
magnifique amphithéâtre où pourraient s'asseoir 30 000
spectateurs. Souvent, pendant les guerres, les habitants de Nîmes se sont
réfugiés dans les arènes et s'en sont servis comme de
citadelle. Nîmes a aujourd'hui 80 600 habitants ; c'est
l'entrepôt des soies du midi de la France.
Peu d'heures après, on
était en vue du département de l'Hérault. Le patron fit
observer à Julien qu'avec une longue-vue on pourrait apercevoir les
maisons de la ville de Montpellier, ainsi que le beau jardin du Peyrou qui la
domine.
– Nous voici près de Cette, ajouta-t-il. Nous
arriverons de bonne heure.
Le soir, en effet, n'était pas encore venu quand on
aperçu Cette et la montagne assez haute qui la domine.
MONTPELLIER ET LA PROMENADE DU PEYROU. – La place du
Peyrou, à Montpellier, est l'une des plus belles promenades qui existent.
Du haut de la colline où elle est placée, la vue s'étend
sur les montagnes des Cévennes et sur la mer, qu'on aperçoit dans
le lointain comme une ligne bleuatre. Sur la place se trouve la statue de Louis
XIV, qui a fait construire cette promenade par le célèbre
architecte Le Nôtre. La ville de Montpellier compte 75 900 habitants.
Elle a une faculté de médecine célèbre. Elle fait un
grand commerce de vins et eaux-de-vie.
Lorsqu'on eut
replié les voiles et attaché le bateau, le patron s'informa de
Frantz Volden auprès d'un marinier qui arrivait de Bordeaux par le canal
du Midi. On lui apprit que Volden était bien malheureux : il
était venu à Bordeaux pour retirer ses économies de chez un
armateur à qui il les avait confiées, mais cet armateur avait fait
de mauvaises affaires ; tout ce que Volden possédait se trouvait
englouti. Volden en avait conçu un tel chagrin, qu'il avait fini par
tomber gravement malade. A cette heure, il était à l'hôpital
de Bordeaux, atteint d'une fièvre typhoïde, dans un état de
délire et de faiblesse tels, qu'il ne fallait pas songer à lui
annoncer immédiatement la mort de son frère Michel en
Alsace-Lorraine et l'arrivée de ses neveux.
Jérôme, en apprenant ces tristes nouvelles, se
trouva bien embarrassé pour donner conseil à André et
à Julien.
– Mes enfants, leur dit-il, réfléchissez
vous-mêmes. Si vous allez à Bordeaux par le canal et
qu'André travaille à bord, cela ne vous coûtera rien, c'est
vrai, mais ce sera un voyage d'un mois, et très pénible, en hiver
surtout. Peut-être feriez-vous mieux de prendre le chemin de fer : je
puis vous prêter une trentaine de francs pour compléter ce qui vous
manque, et dès demain vous serez à Bordeaux sans fatigue.
LANGUEDOC, ROUSSILLON ET COMTE DE FOIX. – Le haut
Languedoc est couvert par les monts des Cévennes ; Mende, Privas, le
Puy en sont les villes principales. On y élève les vers à
soie : on y fabrique des dentelles. Le bas Languedoc est couvert de
vignobles dont plusieurs sont célèbres, comme Lunel et Frontignan.
– Les vins liquoreux du Roussillon sont également
renommés ; Perpignan (36 100 hab.) est un place de guerre de
premier ordre. – Le comté de Foix est une contrée
montagneuse, connue pour ses fers et ses forges.
–
Je vous suis bien reconnaissant, patron Jérôme, répondit
André d'une voix tremblante, car il était accablé par le
nouveau malheur qui les frappait ; mais, en supposant que nous prenions
aujourd'hui le chemin de fer pour arriver à Bordeaux demain, que
deviendrions-nous dans cette grande ville, si je ne trouvais pas tout de suite
de l'ouvrage ? Songez-y donc : Julien ne peut marcher, notre oncle est
à l'hôpital, et n'a peut-être pas d'économies pour sa
convalescence.
– C'est vrai, dit Jérôme, frappé
bu bon sens d'André.
– Quelle situation, alors, patron
Jérôme ! non seulement il nous serait impossible de vous
rembourser les trente francs que m'offrez si généreusement, mis il
nous faudrait essayer d'emprunter encore à d'autres. Non, cela n'est pas
possible. Nous prendrons le bateau, Julien et moi, et nous écrirons dans
quelques jours à notre oncle pour lui annoncer notre arrivée.
Voyez-vous, mon père me l'a appris de bonne heure : c'est se forger
une chaîne de misère et de servitude que d'emprunter quand on peut
vivre en travaillant. C'est si bon de manger le pain qu'on gagne ! Quand on
est pauvre, il faut savoir être courageux, n'est-ce pas,
Julien ?
– Oui, oui, André, répondit
l'enfant.
– Un mois, d'ailleurs, est vite passé avec du
courage. Dans un mois, Julien aura retrouvé ses jambes, notre oncle sera
sans doute convalescent ; nous arriverons à Bordeaux avec nos
économies au complet et avec ce que j'aurai gagné en plus pendant
le mois. Nous pourrons peut-être alors être utiles à mon
oncle, au lieu de lui être à charge. Pour cela, nous n'avons besoin
que d'un mois de courage ; eh bien ! nous l'aurons, ce courage,
n'est-ce pas Julien ?
André, en parlant ainsi, avait dans la voix quelque
chose de doux et d'énergique tout ensemble : la vaillance de son
âme se reflétait dans ses paroles. Julien le regarda, et il se
sentit tout fier de la sagesse courageuse de son aîné.
– Oui, André, s'écria-t-il, je veux
être comme toi, je veux avoir bien du courage. Tu verras : au lieu de
me désoler, je vais me remettre à m'instruire, je prendrai mes
cahiers et travaillerai sur le bateau comme si j'étais à
l'école. Un bateau sur un canal, cela doit aller si doucement que je
pourrai peut-être écrire comme en classe. Et puis enfin, notre
oncle sera peut-être guéri quand nous arriverons.
– Espérons, mon enfant, dit le patron
Jérôme en embrassant le petit garçon. En même temps,
il tendait à André une main affectueuse, et à
demi-voix :
– Je vous approuve, André, lui dit-il ;
c'est bien, à la bonne heure ! J'ai eu du plaisir à vous
entendre parler ainsi. Vous me rappelez les beaux arbres de votre pays, ces
grands pins de l'Alsace et du nord dont le coeur est incorruptible, et dont nous
faisons les plus solides mats de nos navires, les seuls qui puissent tenir
tête à l'ouragan. Quand la rafale souffle à tout casser,
quand tout craque devant elle, elle arrive bien à plier le mât
comme un jonc ; mais le rompre, allons donc ! il se redresse
après chaque rafale, aussi droit, aussi ferme qu'auparavant. Faites
toujours de même, enfants ; ne vous laissez pas briser par les peines
de la vie, et, après chacune d'elles, sachez vous redresser toujours,
toujours prêts à la lutte.
Le petit Julien, en écoutant la comparaison du marin
Jérôme, avait ouvert de grands yeux ; il ne comprenait cela
qu'à moitié, car il n'avait nulle idée de la
tempête ; néanmoins cette image lui plaisait ; il aimait
à se représenter les beaux arbres de la terre natale tenant
vaillamment tête aux bourrasques de l'Océan, et il se disait :
– C'est ainsi qu'il faut être ; oui, André est
courageux, et je veux être courageux comme lui.