LXXIII. – Avignon. – La Provence et la
Crau. – Arrivée d'André et de Julien à Marseille.
– Un nouveau sujet d'anxiété.
Le pauvre peut aider le pauvre aussi bien et souvent
mieux que le riche.
Au bout de trois heures, le train
s'arrêta à la gare d'Avignon. Du chemin de fer on voyait la ville,
et André montra en passant à Julien un grand monument situé
sur le penchant d'un rocher, et qui, avec ses vieux créneaux, ressemble
à une forteresse. C'était l'ancien château où les
papes résidaient lorsqu'ils habitaient le comtat Venaissin,
enclavé dans la Provence
AVIGNON. – Avignon (47 000 hab.), grande et
belle ville, ancienne capitale du comtat Venaissin, sur le Rhône. Elle
possède encore les anciens remparts et de majestueux palais du
quatorzième siècle. Fabriques d'indiennes et de soieries.
Pendant
ce temps le train s'était remis en marche. On traversa sur un beau pont
la Durance, ce torrent terrible par ses inondations, qui descend en courant des
montagnes, et dont les eaux, amenées par un long aqueduc, alimentent la
ville de Marseille.
Au delà de l'antique
cité d'Arles, la Provence, jusque-là couverte de cultures et
où on apercevait le feuillage gris des oliviers, devint stérile,
sans herbe et sans arbres. Les enfants étaient entrés dans le
plaines de la Crau, puis de la Camargue, desséchées par le souffle
du mistral, couvertes de cailloux, et qui ressemblent à un désert
de l'Afrique transporté dans notre France. Là paissent en
liberté de nombreux troupeaux de boeufs noirs et de chevaux
demi-sauvages, semblables aux chevaux arabes.
Puis
on entra sous un grand tunnel, celui de la Nerthe, qui a près de cinq
kilomètres de long. Peu de temps après, on arrivait dans la vaste
gare de Marseille, et les deux enfants sortirent du wagon au milieu du
va-et-vient des voyageurs. Ils se sentaient tout étourdis du voyage et
assourdis par les sifflets des locomotives, par le fracas des wagons sur le fer,
par les cris des employés et des conducteurs de voitures.
LA PROVENCE., LE COMTAT VENAISSIN ET LE COMTÉ DE
NICE.. – Ces provinces ont été de tout temps
célèbres par leur climat délicieux, leurs fruits exquis,
leur ciel bleu. Outre la ville d'Avignon, centre du commerce de la garance,
outre les grands ports de Marseille (421 200 hab.), de Toulon (101 600
hab.) et de Nice (105 000 hab.), on remarque les villes d'Aix (29 000
hab.) et d'Arles, où se fabrique une huile très renommée,
Draguignan, chef-lieu du Var ; Digne, chef-lieu des Basses-Alpes,
Hyères, Grasse, Cannes, Nice et Menton sont des villes
célèbres par la douceur de leur hiver.
André
s'informa avec soin du chemin à suivre pour se rendre à l'adresse
de son oncle. Puis, courageusement, il reprit Julien entre ses bras et, à
travers la foule qui allait et venait dans la grande ville, il s'achemina tout
ému. – Quoi ! pensait-il, nous voilà donc enfin au
terme de notre voyage ! Quelle joie ! pourvu que nous trouvions notre
oncle et qu'il se montre content de nous voir.
AQUEDUC DE ROQUEFAVOUR AMENANT A MARSEILLE LES EAUX DE LA
DURANCE. – Depuis longtemps la grande ville de Marseille manquait d'eau,
ce qui la rendait malsaine. On a eu l'idée d'y amener les eaux de la
Durance à l'aide d'un grand canal long de 120 kilomètres et qui a
coûté 40 millions de francs. Cette eau fraîche vivifie la
ville et la banlieue. Le canal passe sur les arches d'un
aqueduc
près de Roquefavour.
Le petit Julien n'était pas moins ému
qu'André ; il faisait les mêmes réflexions sans oser le
dire. En même temps, il admirait le courage de son aîné, dont
le calme et la douceur ne se démentaient jamais.
Enfin on atteignit la rue tant désirée ;
avec un grand battement de coeur on frappa à la porte et on demanda
Frantz Volden.
Un marin d'une quarantaine d'années vint ouvrir et
répondit : – Frantz Volden n'est plus ici, voilà
tantôt cinq mois qu'il est parti.
CHEVAUX SAUVAGES DE LA CAMARGUE. – La Camargue est
une grande île formée par le Rhône, qui se divise, comme le
Nil, en plusieurs bras avant de se jeter dans la mer. Elle se compose de vastes
plaines rarement défrichées, où paissent en liberté
presque à l'état sauvage de nombreux troupeaux de boeufs noirs et
de chevaux. Ces derniers descendent, dit-on, des chevaux arabes amenés
autrefois dans le pays par les invasions des Sarrasins.
– Quel
malheur ! s'écria André avec anxiété ; et
il devint tout pâle comme s'il allait tomber. Mais bientôt,
surmontant son trouble, il reprit :
– Où est-il allé ? savez-vous,
monsieur ?
TUNNEL DE LA NERTHE, PRES DE MARSEILLE. – Un tunnel
est un passage pratiqué sous terre ou à travers une montagne, dans
lequel s'engagent les trains de chemins de fer. Le plus grand tunnel de France a
été longtemps celui de la Nerthe, qui a près de 5
kilomètres de longueur. Un autre tunnel, plus grand encore, a
été construit pour mettre en communication la France et
l'Italie ; c'est celui du mont Cenis, dont la longueur dépasse 12
kilomètres.
–
Parbleu, jeune homme, dit celui qui avait ouvert la porte, entrez vous
reposer : Frantz Volden est mon ami ; nous causerons mieux de lui dans
la maison que sur la porte. Le mistral n'est pas chaud ce soir : on voit
que nous arrivons à la fin de novembre.
Et le brave homme, montrant le chemin aux enfants, marcha
devant eux dans un corridor étroit et sombre. André suivait,
portant Julien sur ses bras. Le petit garçon était bien
désolé, mais il se rappela fort à point les
résolutions de courage qu'il venait de prendre après avoir lu la
vie du chevalier sans peur et sans reproche : il voulut donc faire aussi
bonne figure devant cette déception nouvelle que le grand Bayard
eût pu faire faire en face d'ennemis.
On arriva dans une chambre où la femme du marin
préparait le souper. Trois enfants en bas âge jouaient dans un
coin. André s'assit près de la fenêtre et le marin en face
de lui.
– Voici ce qui en est, reprit le marin. Ce pauvre
Volden avait en Alsace-Lorraine un frère aîné à
l'égard duquel il a eu des torts jadis, ce qui faisait qu'ils ne
s'écrivaient point. Depuis la dernière guerre, Frantz songeait
souvent au pays. Il se disait tous les jours : « Mon aîné
doit être bien malheureux là-bas, car il a subi les misères
de la guerre et des sièges ; mais moi, j'ai quelques
économies et je lui dirai : – Oublie mes torts, Michel.
Viens-t'en en France avec moi, nous achèterons un petit bout de terre, et
nous ferons valoir cela à nous deux. » Mais auparavant Frantz avait
des affaires à régler à Bordeaux, et il est parti par Cette
pour s'y rendre, travaillant le long de son chemin à son métier de
charpentier de marine, afin de se défrayer du voyage.
– Hélas ! dit André tristement,
nous venons, nous, justement d'Alsace-Lorraine pour le trouver. Nous sommes les
fils de ce frère qu'il voulait revoir, et qui est mort ; mais, en
mourant, notre père nous avait fait promettre d'aller rejoindre notre
oncle, et nous sommes venus. Nous avions d'abord écrit trois lettres,
mais on ne nous a pas répondu.
– Je le crois bien, dit le marin en ouvrant son
armoire et en montrant les trois lettres précieusement
enveloppées : elles sont arrivées après le
départ de Frantz. J'attendais à avoir son adresse pour les lui
envoyer ; mais depuis cinq mois il ne m'a pas donné signe de
vie.
André réfléchissait tristement. –
Comment allons-nous faire ? dit-il enfin. Nous ne savons pas l'adresse de
notre oncle à Bordeaux ; et d'ailleurs, nous ne pourrions aller
jusque-là : mon jeune frère ne peut plus marcher, il est au
bout de ses forces. D'autre part, nous n'avons plus assez d'argent pour prendre
le chemin de fer jusqu'à Bordeaux.
– Allons, allons, ne vous désolez pas à
l'avance, dit le marin. Les pauvres gens sont au monde pour s'entr'aider. Nous
ne sommes pas riches non plus, nous autres ; mais à cause de cela on
sait compatir au malheur d'autrui.
– Eh ! oui, dit la femme du marin, nous nous
aiderons tous et les choses s'arrangeront. Voyons, mettons-nous à table.
Mon mari est un homme de bon conseil : en mangeant, il va
débrouiller votre affaire, n'est-ce pas, Jérôme ?
Em même temps l'excellente femme avait tiré la
table dans le milieu de la chambre. Bon gré mal gré, elle
plaça André à sa droite et Julien à sa gauche. Elle
mit ses deux fils aînés, deux beaux jumeaux de quatre ans, de
chaque côté de leur père : puis elle plaça sur
ses genoux sa petite fille la dernière née, et, le sourire sur les
lèvres, elle servit à chacun une bonne assiette de soupe au
poisson, qui est le mets favori de la Provence.