LXIX. — Le mistral et la vallée du
Rhône. — Les canaux. — Un accident arrivé aux enfants.
— Premiers soins donnés à Julien.
C'est surtout quand le
malheur arrive, qu'on est heureux d'avoir une petite épargne.
Le
lendemain, pour continuer leur voyage, les enfants purent profiter de l'occasion
d'un char à bancs. La route se fit d'abord le plus gaîment du
monde. Le ciel était d'un bleu éblouissant ; toutefois,
depuis la veille, un grand vent froid du nord-ouest s'était levé
et soufflait à tout rompre. C'était ce vent de la vallée du
Rhône que les gens du pays appellent
mistral, d'un mot qui veut dire
le maître, car c'est le plus
puissant des vents, et il a une telle force qu'il a pu faire dérailler
des trains de chemins de fer en marche.
CANAL D'IRRIGATION. —
Les canaux d'irrigation destinés à répandre l'eau dans les
champs sont absolument nécessaires dans les départements du Midi,
où les plantes souffrent surtout de la sécheresse. La
vallée du Rhône, si aride, verra ses terrains doubler et tripler de
valeur lorsqu'un canal d'irrigation répandra dans la campagne les eaux
fertilisantes qu'il aura empruntées au Rhône. Ce canal servira en
même temps à la navigation et permettra aux bateaux de remonter
plus facilement de Marseille jusqu'à Lyon.
Julien
s'étonnait de voir, malgré cela, l'air si lumineux et la campagne
si riante.
— Oh ! dit le
conducteur de la voiture, si nous n'avions pas ce mistral, quels pays
merveilleux ce serait que le Dauphiné et la Provence ! Mais ce vent
froid et desséchant est un fléau. Malgré cela, la terre est
si fertile que, partout où on peut arroser nos champs, les moissons se
succèdent avec une fécondité surprenante.
— Comment ? dit
André, on arrose les champs, chez vous !
— Je crois bien !
Partout où on peut faire couler l'eau, la culture triple de
bénéfice dans le Midi. Malheureusement l'eau est rare, mais on
nous promet qu'un jour on fera le long du Rhône, depuis Lyon
jusqu'à Marseille, un superbe canal au moyen duquel on pourra arroser
tout notre pays et le transformer en un vrai jardin.
Pendant qu'on devisait ainsi, la
voiture avançait bon train ; le vent la poussait par derrière
et ajoutait sa force à celle du cheval. Mais, à un détour
de la route, qui descendait en pente rapide, le vent souffla si fort que la
voiture se trouva précipitée en avant avec une violence sans
pareille.
Le cheval n'eut pas la force de
se maintenir, et il s'abattit brusquement. La secousse fut telle, que les
voyageurs se trouvèrent lancés tous les trois hors de la
voiture.
Chacun se releva plus ou moins
contusionné, mais sans blessure grave. Seul, le petit Julien avait le
pied droit et le poignet tellement meurtris et engourdis qu'il ne pouvait
appuyer dessus. Quand il voulut se relever et marcher, la douleur l'obligea de
s'arrêter aussitôt. En même temps, il se sentait la tête
toute lourde et le front brûlant ; il se retenait à
grand'peine de pleurer.
André était bien
inquiet, craignant que l'enfant n'eût quelque chose de brisé dans
la jambe et dans le bras.
Le conducteur, fort inquiet
lui-même, s'approcha de Julien ; il lui fit remuer les doigts de la
main et ceux du pied blessé, et voyant que le petit garçon pouvait
remuer les doigts : — Il n'y a probablement rien de brisé,
dit-il ; c'est sans doute une simple entorse au pied et à la
main.
Puis, s'adressant à
André : — Jeune homme, prenez votre mouchoir et celui de
l'enfant ; mouillez-les avec l'eau du fossé : appliquez ces
mouchoirs mouillés en compresses, l'un au pied, l'autre au poignet de
votre frère. L'eau froide est le meilleur remède au commencement
d'une entorse ou de toute espèce de blessure ; elle empêche
l'enflure et l'irritation.
Pendant qu'André
s'empressait de soigner son petit frère et lui appliquait les compresses
d'eau froide, le conducteur releva le cheval, qui n'avait pas de mal ; mais
les brancards de la voiture étaient brisés. Il était
impossible de remonter dans le char à bancs, et il fallut aller chercher
de l'aide pour le traîner jusque le charron du plus prochain
village.
Julien ne pouvait marcher, et il
se plaignait de plus en plus d'un violent mal de tête.
André le prit dans ses
bras et, le coeur tout triste, il fit ainsi une demi-lieue de chemin en portant
le petit garçon qui se désolait.
— André, disait le
pauvre enfant, qu'allons-nous devenir à présent que je ne puis
plus marcher ? Comment ferons-nous pour aller jusqu'à
Marseille ?
— Ne te tourmente pas, mon
Julien. N'avons-nous pas cent francs à nous ? Nous profiterons de
ces économies que nous avons eu le bonheur de faire, et nous prendrons le
chemin de fer d'ici à Marseille. Oh ! Julien, quelle joie d'avoir
une petite épargne, quand le malheur arrive !
— Mais cela coûtera
bien cher, André. Il ne nous restera plus rien une fois à
Marseille. Et, si nous ne trouvons pas notre oncle, que deviendrons-nous ?
hélas ! que nous sommes donc malheureux !
— Mais non, mon
Julien ; le voyage ne coûtera pas aussi cher que tu crois : une
trentaine de francs, peut-être même pas. Tu vois bien que nous ne
sommes pas trop à plaindre.
— Oh ! j'ai bien du
chagrin tout de même ! dit l'enfant en soupirant. Je vais être
un embarras.
— Ne parle pas ainsi,
Julien, dit André en serrant l'enfant sur son coeur. Si tu as du courage,
si tu ne te désoles pas, tout se passera mieux que tu ne penses.
N'avons-nous pas traversé déjà bien des épreuves.
Va, nous nous tirerons ensemble de celle-ci, mon Julien. Restons calmes en face
d'un malheur qu'il n'a pas dépendu de nous d'éviter.
Du bras qu'il avait de libre
l'enfant entoura le cou de son frère, et l'embrassant il répondit
entre deux soupirs :
— Je vais tâcher
d'être raisonnable, André, et d'avoir du courage.