LXII. — Les fatigues de Julien. — La
position de Lyon et son importance. — Les tisserands et les soieries.
L'industrie des habitants
fait la prospérité des villes.
—
Oh ! monsieur Gertal, quelle grande ville que ce Lyon ! s'écria
le petit Julien, qui n'en pouvait plus de fatigue un matin qu'il revenait de
porter un paquet chez un client. j'ai cru que je marcherais tout le jour sans
arriver, tant il y a de rues à suivre et de ponts à
passer !
— Allons, assieds-toi et
dîne avec moi, dit M. Gertal ; cela te reposera. André
gardera l'étalage pendant ce temps. Quand nous aurons mangé, nous
irons le remplacer au travail et il viendra dîner à son tour ;
car, dans le commerce, il faut savoir bien disposer son temps.
Julien s'assit, et, pendant que
le patron lui servait le potage, il s'écria encore :
— Est-ce grand, cette
ville de Lyon !
— Mais, dit le patron, tu
sais bien que c'est, pour la population, la troisième ville de France,
petit Julien.
— Tiens, c'est vrai, cela.
Mais, monsieur Gertal, qu'est-ce qui fait donc que certaines villes deviennent
si grandes, tandis que les autres ne le deviennent point ?
LE LYONNAIS est une petite
province dont l'intelligence des habitants a fait une des plus importantes de
France. Outre les grandes villes industrieuses de Lyon et de Saint-Etienne,
d'autres comme Tavare, Roanne, Montbrison, filent le coton et fabriquent la
mousseline. Givors et Rive-de-Gier sont de grands entrepôts de
charbons ; Villefranche et Beaujeu font le commerce des vins.
—
Cela tient presque toujours à l'industrie des habitants et à la
place que les villes occupent, petit Julien. Tu as une carte de France dans le
livre qu'on t'a donné à Mâcon, et, puisque tu as toujours ce
cher livre dans ta poche, ouvre-le et regarde la position de Lyon sur ta
carte ! Vois, Lyon est situé à la fois sur la Saône et
sur le Rhône. Par la Saône, il communique avec la Bourgogne et
l'Alsace ; par le Rhône, avec la Suisse d'un côté et
avec la Méditerranée de l'autre. Par le canal de Bourgogne et les
autres canaux, il communique avec Paris et la plupart des grandes villes de
France. Six lignes de chemins de fer aboutissent à Lyon, et ses deux
grandes gares sont sans cesse chargées de marchandises. N'est-ce pas
là une magnifique position pour le commerce d'une ville,
Julien ?
— Oui, dit Julien, dont le
petit doigt avait suivi sur la carte les chemins indiqués par M.
Gertal ; je connais déjà une partie de ces pays-là. Je
comprends très bien maintenant ce que vous me dites, monsieur
Gertal : pour qu'une ville prospère, il faut qu'elle soit bien
placée et qu'il y ait des chemins qui y aboutissent.
— Justement ; mais ce
n'est pas tout : il faut encore que la ville où toutes ces routes
aboutissent soit industrieuse et que ses habitants sachent travailler. C'est
là la gloire de Lyon, cité active et intelligente entre toutes,
cité de travail qui a su maintenir au premier rang dans le monde une de
nos plus grandes industries nationales : la soierie. Il y a, cette
année, à Lyon, 120 000 ouvriers qui travaillent la soie,
petit Julien, et dans le campagnes environnantes 120 000 y travaillent
aussi : en tout 240 000 environ.
OUVRIER DE LYON TISSANT LA
SOIE À L'AIDE DU MÉTIER JACQUARD. — La plupart des ouvriers
de Lyon travaillent chez eux avec des métiers qu'ils possèdent ou
qu'on leur prête. D'autres travaillent dans de grands ateliers où
les métiers sont mus par la vapeur. Du haut des métiers on voit se
dérouler toutes faites les pièces de soieries ou de rubans.
—
240 000 ! fit Julien, mais, monsieur Gertal, cela fait comme s'il y
avait neuf villes d'Epinal occupées tout entières à la
soie !
— Oui, Julien. As-tu vu,
en passant dans les faubourgs de la ville, ces hautes maisons d'aspect pauvre,
d'où l'on entend sortir le bruit actif des métiers ? C'est
là qu'habite la nombreuse population ouvrière. Chacun a là
son petit logement ou son atelier, souvent perché au cinquième ou
sixième étage, souvent aussi enfoncé sous le sol, et il y
travaille toute la journée à lancer la navette entre les fils de
soie. De ces obscurs logements sortent les étoffes brillantes, aux
couleurs et aux dessins de toute sorte, qui se répandent ensuite dans le
monde entier. Il s'est vendu cette année à Lyon pour plus de 500
millions de francs de soieries. Et le travail de la soie n'est pas le seul
à occuper les Lyonnais. Ils tiennent encore un beau rang dans cent autres
industries.
— Monsieur Gertal, j'ai vu
sur une place, en faisant ma commission, la statue d'un grand homme, et on m'a
dit que c'était celle de Jacquard, un ouvrier de Lyon. Je vais ouvrir
encore mon livre pour voir si on y a mis ce grand homme-là.
Julien feuilleta son livre et ne
tarda pas à voir la vie de Jacquard. — La voilà tout
justement ! Eh bien, je la lirai quand nous aurons quitté Lyon et
que nous serons en voiture sans avoir rien à faire ; car à
présent nous avons trop à travailler pour y songer.
— Tu as raison, Julien, il
faut que chaque occupation vienne à sa place. L'ordre dans les
occupations et dans le travail est encore plus beau que l'ordre dans nos
vêtements et dans notre extérieur.
M. Gertal se leva de table,
car, tout en causant, on avait bien dîné. — Il faut se
remettre au travail, dit-il ; il est l'heure. Retournons à notre
étalage et venons retrouver André.