CXIX. – J'aime la France.
Le travail fait renaître le bonheur et l'aisance
là où la guerre ne laisse que deuil et misère.
Dans la grande salle
délabrée de la ferme, dont les murs portaient encore la trace des
balles, le pilote Guillaume se promenait la tête basse, les mains
derrière le dos. Il était changé : il n'avait point
cet air d'assurance et de décision qui lui était habituel à
bord du navire : il semblait inquiet et abattu.
A la voix de la petite Marie il se retourna et, apercevant
ses amis, il courut se jeter au cou de son ancien camarade.
– Frantz, lui dit-il à demi-voix, tu arrives
à propos, car je suis dans la peine et je compte sur ton amitié
pour me donner du courage. Il va me falloir encore quitter ma femme et mes
enfants, alors que j'espérais passer ici auprès d'eux le temps qui
me reste à vivre : je suis tout triste en y pensant.
Pendant qu'il disait ces mots, les yeux limpides du vieux
pilote devenaient humides malgré lui. Tout d'un coup, faisant effort sur
lui-même et se redressant brusquement : – Voici, dit-il, en
deux mots ce dont il s'agit. Le parent qui nous a laissé cette
propriété en héritage avait emprunté de l'argent sur
sa terre ; je ne puis rembourser cet argent, et je vais être
obligé de vendre la terre ; mais les biens ont tant baissé de
prix depuis la guerre et la ferme est en si triste état, que je ne la
vendrai pas moitié de ce qu'elle vaut. Je serai donc après cela au
même point qu'avant d'hériter, et je n'aurai d'autre ressource que
de retourner sur l'Océan.
L'oncle Frantz s'approcha du pilote et prenant sa main dans
les siennes :
– Guillaume, dit-il avec émotion, te
rappelles-tu cette nuit d'angoisse que nous avons passée ensemble au
milieu de la tempête ? Nous te devons la vie. A présent que tu
te trouves dans l'embarras, c'est à nous de te venir en aide.
– Oui, dit André en s'approchant, nous vous
avons promis alors d'aider les autres à notre tour comme vous nous avez
aidés vous-même ; nous tiendrons notre promesse.
– Mes braves amis, dit Guillaume, malheureusement vous
ne pouvez rien : je n'ai besoin que d'argent, et vous en avez,
hélas ! moins que moi-même.
– Guillaume, reprit l'oncle Frantz, tu te
trompes : je ne suis plus aussi pauvre que je l'étais quand tu nous
as quittés, et c'est maintenant surtout que j'en suis heureux, puisque je
puis t'être utile.
En même temps il avait tiré de sa poche une
liasse de papiers.
– Tiens, dit-il, regarde : les honnêtes
gens ne manquent pas encore en France ; le fils de l'armateur de Bordeaux
m'a remboursé tout ce qui m'était dû par son père.
Prends cela, et va payer ceux qui voudraient te forcer à vendre ton bien
pour l'acheter le quart de ce qu'il vaut.
Guillaume était si ému qu'il resta un moment
sans répondre.
Puis, gravement : – J'accepte, Frantz, dit-il,
mais à une condition : c'est que nous ne nous séparerons
plus. Ma terre, une fois délivrée de cette charge, a de la
valeur ; elle est fertile, nous nous associerons pour la cultiver, nous
partagerons les profits ; nous ne ferons plus qu'une seule famille.
Et les deux amis s'embrassèrent étroitement,
tandis que la femme du vieux pilote, de son côté, remerciait Frantz
avec effusion. A ce moment, la petite Marie, s'approcha de son
père ; elle le tira doucement par la manche, et à
demi-voix :
– Alors, dit-elle en souriant, Julien restera avec
nous aussi ?
– Je le crois bien ! répondit le vieux
pilote en prenant le petit garçon sur ses genoux : il ira en
même temps que vous trois à l'école, et, si vous n'apprenez
pas vite et bien, il vous fera honte, car il est studieux, lui, et il
connaît maintenant son pays mieux que la plupart des autres enfants. Et
toi, André, tu nous aideras à cultiver cette terre jusqu'à
ce que nous ayons trouvé à t'établir comme serrurier au
village voisin. Ce ne sera pas trop de notre travail à tous les trois
pour ensemencer ces champs restés en friche depuis la guerre et pour
reconstruire cette maison en ruine.
– Oui, Guillaume, dit Frantz avec émotion, tu
as raison ; nous travaillerons tous, chacun de notre côté. Si
la guerre a rempli le pays de ruines, c'est à nous tous, enfants de la
France, d'effacer ce deuil par notre travail, et de féconder cette
vieille terre française qui n'est jamais ingrate à la main qui la
soigne. Dans quelques années, nous aurons couvert les champs qui nous
entourent de riches moissons ; nous aurons relevé pièce par
pièce le toit de la ferme, et si vous voulez, mes amis, nous y placerons
joyeusement un petit drapeau aux couleurs françaises.
Chacun applaudit à la proposition de l'oncle Frantz,
et Julien plus fort que tout le monde : – Oui, oui, c'est cela, mon
oncle, s'écria-t-il. Quand je pense que nous avons eu tant de peine pour
être Français et que nous le sommes maintenant ! – En
même temps, il regardait les petites filles de Guillaume : –
N'aimez-vous pas la France ? leur dit-il ; oh ! moi, de tout mon
coeur j'aime la France.
Et dans la joie qu'il éprouvait de se voir enfin une
patrie, une maison, une famille, comme le pauvre enfant l'avait si souvent
souhaité naguère, il s'élança dans la cour de la
ferme, frappant ses petites mains l'une contre l'autre ; puis, songeant
à son cher père qui aurait tant voulu le savoir Français,
il se mit à répéter à pleine voix : –
J'aime la France !
« J'aime la France !... la France !...
France..., » répéta fidèlement et nettement le
bel écho de la colline, qui se répercutait encore dans les ruines
de la ferme.
Julien s'arrêta surpris.
– Tous les échos te répondent l'un
après l'autre, Julien, dit gaîment André.
– Tant mieux, s'écria le petit garçon,
je voudrais que le monde entier me répondît et que chaque pays de
la terre dît : « J'aime la France. »
– Pour cela, reprit l'oncle Volden, il n'y a qu'une
chose à faire : que chacun des enfants de la patrie s'efforce
d'être le meilleur possible ; alors la France sera aimée
autant qu'admirée par toute la terre.
Six ans se sont écoulés depuis ce jour. Ceux
qui ont vu la ferme de la Grand'Lande à cette époque ne la
reconnaîtraient plus maintenant.
Pas un mètre de terrain n'est inoccupé, et la
jachère y est inconnue ; le sol travaille sans cesse :
aussitôt les céréales moissonnées, la charrue
retourne les sillons, et de nouveau on ensemence la terre en variant les
cultures avec intelligence. Grâce aux riches prairies de trèfle et
de luzerne, le fourrage ne manque jamais à la ferme. Au lieu de six
vaches qu'elle nourrissait avant la guerre, la terre de la Grand'Lande en
nourrit douze, sans compter trois belles juments dont les poulains
s'ébattent chaque année dans les regains des prairies. C'est vous
dire qu'avec tous ces animaux l'engrais ne manque pas, et que chaque
année la terre, au lieu de s'appauvrir va s'améliorant.
Mais aussi comme tout le monde travaille à la
Grand'Lande ! C'est une vraie ruche où les paresseux ne trouveraient
pas de place.
Venez avec moi, nous la parcourons en quelques
instants.
LA FERME REPAREE PAR LA PAIX Peu de nations ont
éprouve un plus grand désastre que la France en 1870, mais peu de
nations auraient pu le réparer avec une aussi grande
rapidité.Malgré cette crise violente, notre commerce,
déjà considérable, a continué à
accroître ; il a augmenté de plus d’un milliard.
C’est par le travail et l’activité de tous ses enfants que la
patrie devient chaque jour plus prospère.
Il est à peine jour sur les
coteaux verts de la ferme, mais les coqs vigilants ont salué la petite
pointe de l'aurore : à leur voix le poulailler
s'éveille ; une trentaine de poules, caquetant et chantant, vont
chercher dans la rosée des petits vers qu'a fait sortir la
fraîcheur de la nuit. Bientôt la ménagère matinale, la
bonne dame Guillaume, elle aussi, sera debout. Regardez : sa fille
aînée la suit. Adèle est une belle et laborieuse fille qui a
déjà quinze ans et demi, et qui, active comme sa mère,
court partout où sa présence est utile, à la laiterie, aux
étables, au potager.
Le potager, c'est surtout le domaine de l'oncle Frantz. Le
voyez-vous qui tire au cordeau des planches symétriques pour repiquer des
salades ? L'oncle Frantz est un jardinier de premier ordre. Il a aussi un
verger superbe, avec des espaliers que ne renieraient point les horticulteurs de
la banlieue parisienne.
Mais voici le pilote Guillaume. Il conduit à
l'abreuvoir le joli troupeau de vaches, les juments et leurs poulains. Le vieux
pilote a pris tout ce bétail sous sa haute juridiction, et il aime son
troupeau comme jadis il affectionnait son navire : – Depuis six ans
que je les soigne, s'écrie-t-il parfois avec un légitime orgueil,
je n'en ai pas eu une seule de gravement malade.
Mais aussi comme toutes ces bêtes ont l'air bien
soignées ! Comme elles sont propres ! Comme elles s'en
reviennent du pas tranquille et lent qui leur plaît le mieux !
Guillaume a façonné son pas au leur : – Affaire
d'habitude, dit-il ; c'est moins difficile que d'apprendre
l'équilibre au roulis des vagues.
Ces fillettes de onze ans qui sortent de la ferme sont les
deux jumelles Marie et Louise. D'une main elles emportent avec précaution
la soupe chaude des laboureurs, de l'autre elles tiennent leurs livres de
classe, car elles vont de ce pas à l'école.
Venons avec elles jusque là-bas, dans ces champs
où les gais rayons du soleil sèment leur or sur les sillons.
Reconnaissez-vous ce grand garçon barbu déjà ? C'est
André. Quand il y a chômage chez le serrurier du bourg,
André travaille à la ferme. En ce moment, deux beaux boeufs rouges
traînent la charrue : le jeune homme les excite doucement, et de sa
voix male, un peu grave, il chante une vieille chanson du pays natal ; car
André n'a oublié ni son père, ni son premier amour, la
Patrie. A l'heure matinale où l'alouette, montant comme une
flèche, chante au-dessus des sillons, l'âme du jeune homme
s'élance, elle aussi, tantôt vers le passé plein de
souvenirs, tantôt vers l'avenir qui s'ouvre avec ses devoirs et avec ses
espérances. André a vingt ans sonnés : il sera
bientôt sous les drapeaux, il sera bientôt soldat de la
France.
Près d'André, regardez cet adolescent encore
un peu mince, avec de grands yeux expressifs et affectueux : c'est notre
petit Julien. Comme il a grandi ! C'est qu'il a quatorze ans et demi,
savez-vous ? Ah ! le temps passe vite. Oui, mais Julien l'a bien
employé : il a appris tout ce qu'un jeune homme peut apprendre dans
la meilleure école et avec la meilleure volonté possible.
Mais quel est ce camarade de son âge qui travaille aux
champs avec lui et qui ne le quitte guère ? Devinez... Vous le
connaissez pourtant ; c'est le jeune Jean-Joseph, l'orphelin d'Auvergne,
qui a pu venir rejoindre nos amis à la ferme de la Grand'Lande : il
est devenu pour eux comme un nouveau frère.
Vous souvenez-vous ? il y a six ans, à pareille
époque, André et Julien s'étaient endormis sous un sapin de
la montagne, à la veille de franchir les Vosges ; et, quand le
soleil s'était levé ce matin-là, les deux enfants sans
soutien, s'agenouillant sur la terre de France qu'ils venaient d'atteindre,
s'étaient écriés ensemble : « France
aimée, nous sommes tes enfants, et nous voulons devenir dignes de
toi ! » Ils ont tenu parole. Les années ont passé,
mais leur coeur n'a point changé ; ils ont grandi en s'appuyant l'un
sur l'autre et en s'encourageant sans cesse à faire le bien ; ils
resteront toujours fidèles à ces grandes choses qu'ils ont appris
si jeunes à aimer : Devoir, Patrie, Humanité.