ÉPILOGUE CXX. – Le 31 décembre
1904. – L'amitié.
L'amitié est une plante rare ; sachons la
cultiver.
Le 31 décembre 1904, deux
voyageurs, le père et le fils, leur valise à la main, suivaient le
chemin de la Grand'Lande.
Ils frappèrent à la porte qui s'ouvrit toute
grande. A la vue des voyageurs, un même cri de joie s'échappa de
trois bouches à la fois :
– C'est M. Gertal !... C'est son
fils !... Quelle surprise !
– Quoi ! mes enfants, vous me reconnaissez
après trente-trois ans !
Et M. Gertal tend les bras à André,
à Julien, à Jean-Joseph, qui s'y précipitent :
– Mes amis, dit M. Gertal, je viens, entre deux
trains, passer les dernières heures de l'année et les
premières du nouvel an avec vous. Je vous amène mon fils, mon
Victor, un grand voyageur, non seulement en France comme vous, mais aux
colonies.
– Quel bonheur ! s'écrie toute la famille.
Nous qui ne voyageons plus, nous l'écouterons raconter ses voyages :
ce sera comme si nous étions allés là-bas avec lui.
Et l'on s'empresse autour des deux arrivants. On les
débarrasse de leurs valises ; ils s'approchent du feu pour se
réchauffer, car il fait froid ; on va leur préparer une bonne
chambre et dresser la table pour le souper, car il est tard.
M. Gertal a changé depuis trente-trois ans et
ses cheveux blanchissent ; mais nos deux Alsaciens et l'orphelin d'Auvergne
sont plus difficiles encore à reconnaître : ils ont
maintenant, les uns quarante ans, Jean-Joseph et le petit Julien ; l'autre,
quarante-sept ans, notre courageux André.
Ce sont de respectables pères de famille. Nos trois
jeunes gens ont épousé les trois filles du pilote Guillaume.
Quatorze enfants, les leurs à tous les trois s'agitent dans la grande
salle de la ferme, qu'il a fallu agrandir encore. On ne forme plus qu'une seule
famille ici. Une famille unie et heureuse, car chacun y remplit son
devoir.
Guillaume, qui a soixante-treize ans, et Frantz, qui en a
soixante-dix, se sont rapprochés de M. Gertal, bien contents de le
connaître enfin.
Mme Guillaume se présente avec ses trois filles et
aussi la petite troupe des enfants aux visages éveillés.
M. Gertal en a déjà pris un entre ses jambes.
– Toi, lui dit-il, tu t'appelles Jean, tu es le fils
de Julien ; tu m'as écrit une gentille lettre de bonne année
huit jours à l'avance pour devancer tout le monde. Nous allons faire un
bout de conversation ensemble.
– Oui, Monsieur, répond résolument le
petit Jean ; mais dites-moi, je vous prie, comment m'avez-vous reconnu au
milieu de mes six cousins, dont trois ont presque mon âge ?
– Mon petit Jean, ton père avait mis ta
photographie dans ta lettre. Et tu ressembles tant à ton père,
qu'on voyant le portrait de ce petit homme de sept ans, il m'a semblé
retrouver le petit Julien d'autrefois. Tout le passé vécu ensemble
m'est revenu soudain au coeur et je me suis senti un désir si grand de
revoir ton père, ton oncle André, le brave Jean-Joseph, qui leur
doit la vie, que, pour mes étrennes de l'an 1905, j'ai voulu venir passer
quelques heures au milieu de vous.
– Me voilà bien content, dit le petit
garçon, de tant ressembler à papa et d'être cause de votre
voyage.
– Je pense, Jean, dit le brave Jurassien, que tu ne
ressembleras pas seulement de visage à ton père : tu voudras
avoir ses qualités, afin de te faire aimer de tous.
– Monsieur, dit Jean, j'y ferai tout mon possible, et
maman me le rappelle chaque matin.
– Bravo, cher petit Jean ; et, comme je n'ai pas
perdu l'habitude de tirer une conclusion de toutes choses, écoute bien
celle-ci. Quand tu rencontreras de bons et braves coeurs et que les
nécessités de la vie nous sépareront, il faut
empêcher la séparation de faire naître l'oubli. Pour cela,
mon enfant, il convient de s'écrire comme nous l'avons fait tous, ne
fût-ce qu'une fois l'an, et à une date précise, afin de n'y
point manquer. Chaque année, ton père, tes oncles André et
Jean-Joseph m'ont écrit, comme ils me l'avaient promis au départ.
Moi-même j'ai toujours répondu exactement. Ces trente-trois
lettres, purement désintéressées, nous ont fait vivre un
peu tous ensemble et ont resserré les liens d'affection qui nous
unissaient. Ah ! petit Jean, l'amitié est une des plus douces choses
de la vie !