XVI. — Les conseils de la fermière avant
le départ. — Les rivières de Lorraine. — Le souvenir
de la terre natale.
Que le souvenir de notre pays
natal, uni à celui de nos parents, soit toujours vivant dans nos
coeurs.
Pendant
que la fermière lorraine avait fait le beurre en compagnie de Julien, ses
enfants avaient achevé leurs devoirs sous la direction d'André. La
veuve les envoya tous jouer et se mit à préparer le souper.
On fit une grande partie de
barres, ce qui excita l'appétit de toute cette jeunesse : la friture
et la salade parurent excellentes ; mais André et Julien, qui se
ressentaient de leur course de nuit, trouvèrent bien meilleur encore le
bon lit que la fermière leur avait préparé ; ils
dormirent d'un seul somme jusqu'au lendemain.
Ils auraient dormi plus
longtemps sans doute si la fermière n'avait pris soin de les
réveiller.
— Levez-vous,
enfants ; je connais, à deux heures d'ici, un cultivateur qui va
chaque semaine à Épinal ; il vous prendra dans sa voiture si
vous allez le trouver assez matin.
Julien et André sortirent
du lit : quoiqu'il leur semblât n'avoir pas dormi la moitié de
leur content, ils ne se le firent pas dire deux fois et s'habillèrent
à la hâte. Ils se lavèrent à grande eau le visage et
les mains, ce qui acheva de les éveiller et de les rendre dispos. Puis,
poliment, ils allèrent dire bonjour à la fermière.
Elle leur mit à chacun
une écuelle de soupe au lait entre les mains. Ils eurent bientôt
mangé, et au bout de peu de temps ils étaient prêts à
partir, tenant leur paquet de vêtements et leur bâton.
Tous deux, avant de se mettre en
route, allèrent remercier la fermière qui les avait traités
comme ses enfants.
— Mes amis, leur
répondit-elle, si j'ai eu plaisir à vous aider, c'est que vous
m'avez paru dignes d'intérêt par vos bonnes qualités. Si
vous continuez à être de braves enfants, désireux de
travailler et de rendre service pour service, vous trouverez de l'aide
partout : car on aime à secourir ceux qui en sont dignes, tandis
qu'on craint d'obliger ceux qui pourraient devenir une charge par leur indolence
et leur paresse.
En achevant ces paroles, elle
embrassa les enfants, et tous deux, la remerciant de nouveau,
s'élancèrent rapidement sur la route.
UN DÉFILÉ DES
VOSGES. — Un défilé est une vallée très
étroite resserrée entre des rochers ou des montagnes abruptes. Le
plus souvent, des torrents ou des ruisseaux coulent au fond des
défilés.
Le soleil
n'était pas encore levé, mais une jolie lueur rose empourprait les
sommets arrondis des Vosges et annonçait qu'il allait bientôt
paraître.
La route, formant un
défilé entre de hautes collines, suivait tout le temps le bord de
l'eau, et les petits oiseaux gazouillaient joyeusement sur les buissons de la
rivière.
Nos jeunes voyageurs
étaient ravis du beau temps qui s'annonçait, mais ils
étaient encore plus satisfaits des bonnes paroles que la fermière
leur avait dites au départ, et le petit Julien, qui trouvait en
lui-même qu'il est bien facile d'être reconnaissant,
s'étonnait qu'on leur en sût tant de gré. Il marchait
gaîment, tenant André par la main et sautant de temps à
autre comme un petit pinson.
— Où va donc,
s'écria-t-il, cette jolie rivière qui coule tout le temps à
côté de notre route entre des rochers hauts comme des
murailles ?
— Tu sais bien, Julien,
que les petites rivières vont aux grandes, les grandes aux fleuves, et
les fleuves à la mer.
— Oui, mais je voulais
demander dans quel pays elle ira.
— Elle ira retrouver la
Meurthe, qui se jette elle-même dans la Moselle. Tu te rappelles, Julien,
quel pays arrosent la Meurthe et la Moselle ?
—
Oui, dit l'enfant devenant triste soudain, je sais que la Meurthe et la Moselle
sont des rivières de la Lorraine. La Moselle passe en Alsace-Lorraine
où nous sommes nés, où nous n'irons plus, et où
notre père est resté pour toujours.
Et le petit garçon
semblait réfléchir. Tout à coup il quitta la main
d'André : il avait vu dans l'herbe les jolies clochettes d'une fleur
d'automne ; il en fit un bouquet, le lia avec de l'herbe, et le jetant avec
un doux sourire dans l'eau limpide de la rivière : "Peut-être
s'en ira-t-il jusque là-bas ?"
André murmura
doucement : "Peut-être." Et, pris lui aussi d'un cher ressouvenir
pour la terre natale, il détacha une branche de chêne et l'envoya
rejoindre le bouquet de Julien.
Puis ils continuèrent
leur route, suivant de l'oeil le bouquet et la branche qui descendaient la
rivière, et sans rien dire ils pensaient en leur coeur : "Petite
fleur des Vosges, petite branche de chêne, va, cours, que les flots
t'emportent vers la terre natale comme un dernier adieu, comme une
dernière couronne aux morts qui dorment dans son sein."