XCVIII. – La nuit en mer.
Comment nous acquitter du bien qu'on nous a fait ?
En faisant nous-même du bien à tous ceux qui ont besoin de
nous.
Le canot était si léger
qu'il semblait que la première vague eût dû l'engloutir, mais
il bondissait sur la cime du flot pou retomber l'instant d'après dans le
sillon que le flot laisse derrière lui. Le pilote tenait le
gouvernail ; l'oncle Frantz et André maniaient chacun une rame d'une
main vigoureuse.
Chaque vague envoyait en passant dans le canot ces flaques
d'eau que les marins appellent des paquets de
mer, et le canot n'eût pas tardé à être
submergé si Julien, les pieds dans l'eau, n'avait travaillé sans
cesse à le vider. Souvent même André était
obligé de laisser la rame pour aider l'enfant.
Le plus grand péril pour le moment, c'étaient
les écueils où le navire venait de s'échouer. On ne les
voyait point, mais on entendait le perpétuel mugissement, bien connu des
marins, que les flots produisent en se brisant contre les rochers ; et
parfois, quand un éclair déchirait la nue, on apercevait à
l'endroit des récifs toute une longue ligne blanche d'écume.
LA TEMPÊTE. – Les tempêtes de la mer
sont produites par le vent et l'orage qui bouleversent les flots. Sous ce
rapport, le nord-ouest de la France est parmi les contrées de l'Europe
les plus exposées aux orages. Dans la tempête, les vagues
fouettées par le vent bondissent jusqu'à une hauteur de douze
mètres.
Avec une merveilleuse habileté
le vieux pilote, qui connaissait toutes les côtes de France depuis vingt
ans, et encore mieux celles de Bretagne et de Normandie, guidait l'embarcation
pour regagner la haute mer. Il n'y avait aucun port assez rapproché
où l'on pût trouver un abri ; mieux valait le large que la
côte hérissée de récifs.
Ce fut une longue nuit d'angoisses. Enfin les premiers
rayons du jour parurent et éclairèrent la mer bouleversée.
Nos amis étaient seuls sur l'Océan, enveloppés par une
brume épaisse comme cela arrive dans les tempêtes.
Ils se regardèrent les uns les autres ; puis
l'oncle Frantz, comme saisi d'une pensée soudaine, serra les mains du
vieux pilote dans les siennes, et d'une voix que l'émotion
suffoquait : – Guillaume, dit-il, comment nous acquitterons-nous
jamais envers toi ?
– C'est bien simple, répondit le vieux marin en
promenant autour de lui ses yeux clairs et résolus ; et plus
gravement il reprit : – Frantz, dans un péril, tu feras pour
un autre ce que je fais pour toi aujourd'hui, et les enfants de
même.
– Nous le ferons, répondit Frantz d'un accent
ému.
– Nous le ferons, répétèrent
André et Julien ; et ce dernier, levant ses petites mains jointes
vers le pilote, souriait à travers ses larmes comme si un coin du ciel
noir s'était éclairci.
Alors une sorte de calme s'éleva du fond de ces
coeurs héroïques que la mort enveloppait encore de toutes
parts ; il semblait qu'en s'engageant à vaincre dans l'avenir de
nouveaux périls pour le salut d'autres hommes on eût
déjà triomphé du péril présent.