Réponse de Julien à Jean-Joseph.
Lundi
matin
Mon cher Jean-Joseph,
André et moi nous avons été bien
contents, oh ! bien contents, quand nous avons reçu votre lettre, et
nous vous souhaitons nous aussi la bonne année, mon cher Jean-Joseph, et
qu'il ne vous arrive que du bonheur.
Mais savez-vus où nous l'avons lue, votre petite
lettre du jour de l'an ? C'est à Bordeaux. Et savez-vous où
je vous écris celle-ci ? Non, jamais, jamais vous ne devineriez
cela, Jean-Joseph. Alors je vais vous le dire. C'est au beau milieu de
l'Océan, sur le pont du navire le
Poitou, qui est un grand vaisseau
à voiles. On l'appelle le Poitou
parce que le capitaine auquel il appartient est de Poitiers.
Mais vous n'avez jamais vu la mer, Jean-Joseph, ni les
navires non plus. Alors il faut que je vous explique cela. Imaginez-vous que
l'Océan me paraît grand comme le ciel. Partout autour de moi,
devant, derrière, je ne vois que de l'eau. Le ciel a l'air de toucher
à la mer de tous les côtés, et notre navire avance au milieu
comme une petite hirondelle, bien petite, qui paraît un point dans
l'air.
Pourtant il est très grand tout de même le
Poitou, et on est bien installé
dessus. On est même bien mieux que dans un autre bateau où j'ai
navigué déjà sur la Méditerranée.
La Méditerranée est aussi une grande mer, mais
elle est bien loin de ressembler à l'Océan. Elle n'a point de
marées, point de flux et de reflux, comme disent les matelots, tandis que
l'Océan a des marées très hautes. J'étais bien en
peine de ce que cela signifiait, la marée ; mais j'en ai vu une au
port de La Rochelle, où notre navire s'est arrêté un jour,
et je vais vous dire ce que c'est.
LA MARÉE BASSE ET LA MARÉE HAUTE. – Le
lieu représenté par la gravure est le mont Saint-Michel,
près d'Avranches et de Granville. C'est un rocher isolé sur les
côtes de Normandie ; à marée haute, il est
entouré par les flots ; à marée basse, les flots
l'abandonnent et on peut s'y rendre à pied ou en voiture.
Vous saurez
d'abord, Jean-Joseph, que l'eau de toutes les mers remue toujours ; elle
n'est jamais tranquille une seule minute, elle danse à droite, à
gauche, en haut, en bas, la nuit comme le jour. Seulement la
Méditerranée saute sans avancer sur le rivage et reste toujours au
même endroit, comme l'eau d'une rivière ou d'une mare. L'eau de
l'Océan, au contraire, avance, avance pendant six heures sur la terre
comme une inondation : alors il y a de grands terrains tout couverts
d'eau ; puis après, elle redescend pendant six autres heures, et on
peut marcher à pied sec là où elle était, comme j'ai
fait à La Rochelle. Seulement on n'y peut rien laisser, vous pensez bien,
ni rien bâtir ; car elle revient ensuite pendant six autres heures et
elle emporterait tout ; et c'est comme cela, toujours, toujours, depuis que
le monde est monde. Il paraît que c'est la lune qui attire ainsi et
soulève l'eau de l'Océan. Je vous dirai, Jean-Joseph, que c'est
tout à fait amusant, quand on est sur le bord de la mer, de jouer
à courir au-devant des vagues. On a beau se dépêcher,
voilà que quelquefois les vagues courent plus vite que vous, et on en
reçoit de bonnes giboulées dans les jambes ; et on rit, parce
qu'on a eu peur tout de même.
LE POITOU, L’AUNIS ET LA SAINTONGE ont des
côtes sur l’Océan, avec le port commerçant de la
Rochelle (36300 hab.) et le port militaire de Rochefort (35000h.). La ville
principale de ces provinces est Poitiers (412000 hab.), cité savante et
industrieuse . On remarque aussi Angoulême (38200 h.), anc. Cap. de
l’ANGOUMOIS, centre de fabrication du papier, Niort (23800 h.)., la
Roche-sur-Yon (1900 h.), Châtellerault, avec une fabrique renommée
de couteaux et d’armes blanches, Saintes et Cognac, qui font un grand
commerce d’eaux-de-vie.
Mais
je suis sûr, Jean-Joseph, qu'en lisant ma lettre vous vous dites :
– Est-il heureux, ce Julien-là de voyager ainsi et de voir tant de
belles choses, tandis que moi je fais tout bonnement des paniers le soir
à la veillée, après avoir gardé les bêtes aux
champs tout le jour ! Ah ! Jean-Joseph, ne vous pressez pas tant de
parler. Quand vous saurez nos aventures vous verrez qu'il y a bien des ennuis
partout, allez.
D'abord, les premiers jours qu'on était sur le
navire, il y avait de grosses vagues, si grosses que cela nous ballottait comme
les feuilles sur un arbre quand le vent souffle. On ne pouvait pas marcher sur
le plancher du navire sans risquer de tomber. Il fallait donc rester toujours
assis comme si on était en pénitence, et puis à table,
quand on voulait boire, le vin vous tombait tout d'un coup dans le col de votre
chemise, au lieu de vous tomber dans la gorge. Et alors, petit à petit,
à force d'être toujours secoué comme cela, on finissait par
avoir envie de vomir. Les marins riaient : – Bah ! disaient-ils,
ce n'est rien, petit Julien, c'est le mal de mer, cela passera.
Hélas ! Jean-Joseph, cela ne passait pas vite du
tout ; on ne pouvait plus ni boire ni manger, on ne faisait rien que de
vomir. J'aurais bien voulu, je vous assure, être alors avec vous à
tisser des paniers le soir, tout uniment, au coin du feu.
Enfin, tout de même, à la longue cela s'en est
allé ; ce coquin de mal de mer est passé, et je me suis remis
à travailler dans un petit coin du navire, comme si j'étais
à l'école.