LII. — La probité. — André
et le jeune commis.
Honneur et probité,
voilà la vraie noblesse.
—
André, dit un jour M. Gertal, voici un énorme paquet de
marchandises que je viens de vendre. Il est trop lourd pour Julien ;
charge-le sur ton épaule et va le porter à son adresse. Voici la
facture, mets-la dans ta poche : elle s'élève à deux
cents francs. Si on te paie tout de suite, tu diminueras six francs : cela
engagera le client à payer comptant une autre fois.
André chargea
aussitôt le paquet sur son dos et partit. C'était dans un faubourg
éloigné de Moulins qu'il se rendait, et il était assez
fatigué en arrivant. Un jeune commis le reçut, car le maître
de la maison venait de sortir et avait laissé l'argent à son
commis pour payer à sa place.
Le jeune homme dit à
André qu'il avait là les deux cents francs tout prêts.
— Puisque votre patron
paie tout de suite, dit André en comptant l'argent, M. Gertal m'a
dit de rabattre six francs sur la facture. Les voici ; vous les remettrez
à votre maître.
— Certainement,
certainement, dit le commis en traînant sur les mots d'un air narquois. A
vrai dire, ce seront six francs qui ne profiteront guère ; mon
maître n'y compte pas, et ils seraient bien mieux placés
moitié dans votre poche, moitié dans la mienne.
En disant cela, il riait d'un
gros rire en dessous et il tournait entre ses doigts les six pièces d'un
franc, regardant André de côté pour voir ce qu'il
dirait.
André, trop honnête
pour supposer que ce fût sérieux, n'en rougit pas moins jusqu'aux
oreilles, tant cette manière de parler lui déplaisait. cependant
il se tut par politesse pour le commis et prit la plume pour acquitter la
facture.
Le jeune homme, en voyant
André rougir, s'imagina que c'était par timidité et que ce
silence était de l'indécision ; il reprit donc, pensant le
décider.
— Hélas !
par le temps qui court, l'argent est dur à gagner pour les
employés. On les exténue de fatigue, on les paie mal, et pourtant
les maîtres regorgent d'argent. Mais, heureusement, avec un peu d'adresse
on peut suppléer à l'avarice des patrons... Tenez, ajouta-t-il en
baissant la voix et en présentant trois francs à André,
partageons l'aubaine ; nous nous arrangerons et personne ne le saura.
André cette fois, fut si
indigné qu'il ne se contint pas.
— Malheureux,
s'écria-t-il, vous ne m'avez donc pas regardé en face, que vous me
croyez capable de mettre dans ma poche l'argent d'autrui ?
En même temps, avec la
rapidité de pensée qui lui était naturelle, il arracha des
doigts du commis la facture qu'il venait d'acquitter, et, d'une main que
l'émotion rendait tremblante, il reprit la plume, puis marqua en grosses
lettres qu'il avait fait au nom de M. Gertal un rabais de six francs.
— A présent, dit-il
en posant la plume et la facture sur la table, vous serez bien forcé de
rendre à votre maître exactement ce qui lui est dû.
Et, tournant le dos avec
mépris, il s'en alla.
Comme il traversait la cour,
l'employé le rejoignit en courant : — Vous êtes un
honnête garçon, lui dit-il d'un ton doucereux, mais vous entendez
mal la plaisanterie, je ne voulais que rire un peu. Ne parlez pas de ce qui
vient de se passer, je vous en prie : cela n'était pas
sérieux, vous me feriez du tort, j'ai ma vieille mère à
soutenir...
— Taisez-vous, menteur,
interrompit une vois par derrière ; et en même temps la figure
courroucée du maître de la maison se dressa devant le commis
infidèle. Taisez-vous, reprit-il, et n'essayez pas d'attendrir cet
honnête garçon par un double mensonge : vous n'avez pas de
mère à soutenir et vous ne plaisantiez pas tout à l'heure,
quand vous vouliez entraîner ce brave enfant à manquer de
probité comme vous. J'ai tout entendu du cabinet voisin, car il y a
longtemps que je vous soupçonne et que je vous guette pour vous prendre
la main dans le sac. A présent, je sais à quoi m'en tenir sur
votre compte. Quant à vous, mon jeune ami, dit-il en se tournant vers
André, voici les six francs que votre probité voulait me
conserver, je vous les donne.
— Non, monsieur, dit
simplement André, je n'ai fait que mon devoir tout juste ; je
rougirais d'être récompensé pour cela.
Et, après avoir
salué poliment, il s'éloigna sans vouloir rien accepter.
Et il marchait d'un pas
allègre, pensant en lui-même :
— Allons donc !
est-ce que l'honneur doit se payer ? L'honneur ne se paie pas plus qu'il ne
se vend ; mon vieux père nous a dit cela cent fois à Julien
et à moi, et je ne l'oubliera jamais.