Titre Précedent Suivant Sommaire Index | I. — Le départ d'André et de Julien

I. — Le départ d'André et de Julien

Rien ne soutient mieux notre courage que la pensée d'un devoir à remplir
Par un épais brouillard du mois de septembre, deux enfants, deux frères, sortaient de la ville de Phalsbourg en Lorraine. Ils venaient de franchir la grande porte fortifiée qu'on appelle porte de FranceChacun d'eux était chargé d'un petit paquet de voyageur, soigneusement attaché et retenu sur l'épaule par un bâton. Tous les deux marchaient rapidement, sans bruit ; ils avaient l'air inquiet. Malgré l'obscurité déjà grande, ils cherchèrent plus d'obscurité encore et s'en allèrent, cheminant à l'écart le long des fossés.
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PORTE FORTIFIÉE. — Les portes des villes fortifiées sont munies de ponts-levis jetés sur les fossés qui entourent les remparts ; quand on lève les ponts et qu'on ferme les portes, nul ennemi ne peut entrer dans la ville. — Phalsbourg a été fortifiée par Vauban et démantelée par les Allemands. Traversée par la route de Paris à Strasbourg, elle n'a que deux portes : la porte de France à l'ouest et la porte d'Allemagne au sud-est, qui sont des modèles d'architecture militaire.
L'aîné des deux frères, André, âgé de quatorze ans, était un robuste garçon, si grand et si fort pour son âge qu'il paraissait avoir au moins deux années de plus. Il tenait par la main son frère Julien, un joli enfant de sept ans, frêle et délicat comme une fille, malgré cela courageux et intelligent plus que ne le sont d'ordinaire les jeunes garçons de cet âge. A leurs vêtements de deuil, à l'aire de tristesse répandu sur leur visage, on aurait pu deviner qu'ils étaient orphelins.
Lorsqu'ils se furent un peu éloignés de la ville, le grand frère s'adressa à l'enfant et, à voix très basse, comme s'il avait eu crainte que les arbres mêmes de la route ne l'entendissent :
— N'aie pas peur, mon petit Julien, dit-il ; personne ne nous a vu sortir
— Oh! je n'ai pas peur, André, dit Julien ; nous faisons notre devoir.
— Je sais que tu es courageux, mon Julien, mais, avant d'être arrivés, nous aurons à marcher pendant plusieurs nuits ; quand tu seras trop las, il faudra me le dire : je te porterai.
— Non, non, répliqua l'enfant ; j'ai de bonnes jambes et je suis trop grand pour qu'on me porte.
Tous les deux continuèrent à marcher résolument sous la pluie froide qui commençait à tomber. La nuit, qui état venue, se faisait de plus en plus noire. Pas une étoile au ciel ne se levait pour leur sourire ; le vent secouait les grands arbres en sifflant d'une voix lugubre et envoyait des rafales d'eau au visage des enfants. N'importe, ils allaient sans hésiter, la main dans la main.
A un détour du chemin, des pas se firent entendre. Aussitôt, sans bruit, les enfants se glissèrent dans un fossé et se cachèrent sous les buissons. Immobiles, ils laissèrent les passants traverser. Peu à peu, le bruit lourd des pas s'éloigna, sur la grande route ; André et Julien reprirent leur marche avec une nouvelle ardeur.
Après plusieurs heures de fatigue et d'anxiété, ils virent enfin, tout au loin, à travers les arbres, une petite lumière se montrer, faible et tremblante comme une étoile dans un ciel d'orage. Prenant par un chemin de traverse, ils coururent vers la chaumière éclairée.
Arrivés devant la porte, ils s'arrêtèrent, interdits, n'osant frapper. Une timidité subite les retenait. Il était aisé de voir qu'ils n'avaient pas l'habitude de heurter aux portes pour demander quelque chose. Ils se serrèrent l'un contre l'autre, le coeur gros, tout tremblants. André rassembla son courage.
— Julien, dit-il, cette maison est celle d'Étienne le sabotier, un vieil ami de notre père : nous ne devons pas craindre de lui demander l'hospitalité.
Et les deux enfants frappèrent un coup timide.