CII. – Inquiétude et projets pour
l'avenir.
Une famille unie par l'affection possède la
meilleure des richesses.
Dans l'ivresse de se voir enfin
sauvés, Julien et André s'étaient jetés au cou de
leur oncle et du brave Guillaume.
– Ainsi, dit Frantz au vieux pilote normand,
désormais c'est entre nous à la vie et à la mort. Nous te
devons d'exister encore : dispose de nous au besoin.
– Frantz, dit Guillaume, s'il en est ainsi, je veux te
demander une chose.
– Quoi que ce soit, dit Frantz, je le ferai.
– Eh bien, Frantz, lorsque tu auras terminé tes
affaires en Alsace-Lorraine, viens me trouver dans le petit bien que je
possède auprès de Chartres ; je sais que, si tu n'avais pas
perdu toutes tes économies à Bordeaux, tu aurais acheté un
bout de terre pour t'y établir ; moi, me voilà
propriétaire et je n'entends pas grand-chose à
l'agriculture ; viens te reposer un mois auprès de moi. Tu m'aideras
de tes conseils, nous réfléchirons ensemble à l'avenir, et,
si le coeur te disait de t'installer auprès de nous, nous serions bien
heureux.
– Hélas ! mon brave Guillaume,
répondit Frantz, j'irai te voir, je te le promets, mais je ne pourrai
rester longtemps : nous avons notre vie à gagner, André et
moi, nous avons à élever et à instruire Julien.
– Que comptez-vous faire ?
– Je n'en sais trop rien encore, dit Frantz en
soupirant. Cette tempête a achevé de bouleverser mes projets. Nos
vêtements à tous sont au fond de la mer, et, si je n'avais eu soin
de mettre dans ma ceinture mes papiers avec une centaine de francs qui nous
restaient, nous n'aurions plus rien que nos bras à cette heure.
– Hélas ! c'est pourtant vrai,
s'écria Julien, toutes nos affaires son restées sur le navire et
ont sombré avec. Et mon carton de classe, mes cahiers et mes livres que
j'avais si bien pris soin d'emporter de Phalsbourg, tout est perdu ! Quel
dommage ! je n'y avais pas songé encore.
Et l'enfant laissa tomber ses bras d'un air
désolé. Mais à ce moment il sentit quelque chose de dur
dans sa poche, et il ne put retenir un petit cri de plaisir :
– Oh ! fit-il, j'ai tout de même encore un
livre, mon livre sur les grands hommes. Il était dans ma poche et il
s'est trouvé sauvé sans que j'y pense.
Le vieux pilote embrassa Julien, et serrant la main de
Frantz : – Allons, dit-il, ne nous désolons pas, Frantz. Songe
que dans ma vie j'ai passé des heures plus dures encore, et pourtant me
voilà petit propriétaire à présent. Ton tour de
bonheur arrivera aussi, tu verras ; il arrive toujours pour ceux qui comme
toi ne craignent ni la peine ni le travail, parce qu'ils veulent
honnêtement se tirer d'affaire.
– Et puis, mon oncle, ajouta André, vous
n'êtes pas seul, et nous, nous ne sommes plus orphelins. A nous trois,
nous formons une petite famille. Nous nous aimons, nous nous soutiendrons tous
les trois ; nous serons heureux, allez, sinon par la richesse, au moins par
l'affection.