LXVI. — André et Julien quittent
M. Gertal. — Pensées tristes de Julien. — Le regret de
la maison paternelle.
Combien sont heureux ceux qui
ont un père, une mère, un foyer auquel viennent s'asseoir,
après le travail, tous les membres de la famille unis par la même
affection !
C'était
à Valence, chef-lieu du département de la Drôme, dans le
Dauphiné, que nos trois amis devaient se quitter.
M. Gertal
y acheta diverses marchandises, y compris des objets de mégisserie,
gants, maroquinerie et peaux fines, qu'on travaille à Valence, à
Annonay et dans toute cette contrée de la France. Ensuite M. Gertal
se prépara à repartir.
Après
six semaines de fatigue et de voyage, il avait hâte de retourner vers le
Jura, où sa femme et son fils l'attendaient. Les enfants, d'autre part,
avaient encore deux cent quarante kilomètres à faire avant
d'arriver à Marseille.
Ce fut sur la jolie promenade
d'où l'on découvre d'un côté les rochers à pic
qui dominent le Rhône, de l'autre côté les Alpes du
Dauphiné, que nos amis se dirent adieu.
— André, dit
M. Gertal, quand tu m'as demandé quelque chose comme salaire
à Besançon, je n'ai rien voulu te promettre, car je ne te
connaissais pas ; mais depuis ce jour tu t'es montré si laborieux,
si courageux, et tu m'as donné si bonne aide en toute chose, que je veux
t'en montrer ma reconnaissance. J'ai fait l'autre jour à Julien le cadeau
que je lui avais promis ; voici maintenant quelque pour toi,
André.
Et il tendit au jeune
garçon un porte monnaie tout neuf, où il y avait trois petites
pièces de cinq francs en or.
— Avec vos autres
économies, dit M. Gertal, cela vous fera à présent
cent francs tout juste. J'ai aussi tenu à mentionner sur un certificat ma
bonne opinion de toi et l'excellent service que tu as fait pour mon compte
depuis six semaines. Le maire de Valence a légalisé ma signature
et mis à côté le sceau de la mairie. Voilà
également ton livret bien en ordre.
MÉGISSEUR TRAVAILLANT
À ASSOUPLIR UNE PEAU. — Lorsque le cuir a été
tanné et qu'il a subi les premières préparations, il reste
à le rendre doux et souple. Pour cela, l'ouvrier l'étend sur une
table et le frotte avec un instrument en bois cannelé qu'on nomme
marguerite.
— On appelle
mégissiers
les ouvriers qui travaillent les peaux fines, et
corroyeurs ceux qui travaillent les
peaux plus grossières.
Et le Jurassien, sans laisser
à André le temps de la remercier, l'attira dans ses bras ainsi que
le petit Julien.
Il était ému de
les quitter tous les deux. Au moment de se séparer, il se souvenait des
jours passés avec eux, du travail qu'on avait fait ensemble, et aussi des
plaisirs et des anxiétés éprouvés en commun. Il
songeait à cette nuit d'angoisse en Auvergne pendant l'incendie, et, par
la pensée, il revoyait André emportant dans ses bras le pauvre
Jean-Joseph.
A demi-voix, le coeur gros, il
leur dit en leur donnant le baiser d'adieu :
— Je ne vous oublierai
jamais, mes enfants. Ecrivez-moi, au moins une fois par an, dites-moi ce que
vous faites, ce que vous devenez. Cela me consolera de ne plus vous
revoir.
Une heure après, les deux
enfants, leur paquet sur l'épaule, suivaient la grande route de Valence
à Marseille, qui longe le cours du Rhône.
Le petit Julien était
sérieux ; par moments, il poussait un gros soupir ; ses yeux
baissés étaient humides comme ceux d'un enfant qui a une grande
envie de pleurer. Ce nouveau départ lui rappelait les départs
précédents. Il songeait à Phalsbourg, à la bonne
mère Etienne, à
Mme Gertrude, et
aussi au pauvre Jean-Joseph, qui en le quittant, lui avait dit : —
Que j'ai de peine, Julien, de penser qu'ici-bas nous ne nous verrons
peut-être jamais plus !
LE DAUPHINÉ,
baigné par le Rhône et dominé par les Alpes, est
habité par une population énergique. Outre la ville de Grenoble
(68 600 hab.), renommée pour ses gants et ses liqueurs, Vienne est connue
pour ses manufactures de draps et ses tanneries. Valence et Montélimar,
pour leurs soies et leurs nougats. Gap est une petite ville située dans
les montagnes, qui fait le commerce des bestiaux. Briançon, place forte,
est la ville la plus élevée de France : elle est à 1
300 mètres au-dessus du niveau de la mer.
Et
en remuant tous ces souvenirs dans sa petite tête, l'enfant se sentit si
désolé que le voyage lui parut devenu la chose la plus
pénible du monde. Lui, si gai d'ordinaire, ne regardait même pas la
grande route, tant elle lui paraissait longue, et triste, et solitaire. Le
cadeau de M. Gertal, qui l'avait tant ravi au premier moment, ne l'occupait
guère : il portait son parapluie neuf d'un air fatigué sur
l'épaule. Il ne peut s'empêcher de dire à
André :
— Que c'est donc triste de
quitter sans cesse comme cela les gens qui vous aiment et de n'avoir plus de
famille à soi, d'amis avec qui l'on vive toujours, ni de maison, ni de
ville, ni rien ! André, voilà que j'ai de la peine, à
présent, d'être toujours en voyage.
Et Julien s'arrêta, car sa
petite voix était tremblante comme celle d'un enfant qui a les larmes
dans les yeux.
André le regarda
doucement : — Du courage, mon Julien, lui dit-il. Tu sais bien que
nous faisons la volonté de notre père, que nous faisons notre
devoir, que nous voulons rejoindre notre oncle et rester Français,
coûte que coûte. Marchons donc courageusement, et, au lieu de nous
plaindre, réjouissons-nous, au contraire, de ce que les premières
étapes de notre longue route aient été si douces. Combien
chacun de nous serait plus à plaindre s'il était absolument seul
au monde comme Jean-Joseph ! O mon petit Julien, puisque nous n'avons plus
ni père ni mère, aimons-nous chaque jour davantage tous les deux,
afin de ne pas sentir notre isolement.
— Oui, dit l'enfant, en se
jetant dans les bras d'André. Et puis, sans doute aussi nous retrouverons
notre oncle, et alors nous l'aimerons tant, quoique nous ne le connaissions
point encore, qu'il faudra bien qu'il nous aime aussi, n'est-ce pas,
André ?