LIX. — Le réveil imprévu. —
La présence d'esprit en face du danger.
Ne pas se laisser troubler
par un danger, c'est l'avoir à moitié vaincu.
Lorsque
M. Gertal rentra, on se mit à table tous ensemble, et le Jurassien
désignant Jean-Joseph : — Tiens, dit-il au fermier, où
avez-vous donc pris ce jeune garçon que je ne connaissais point ? il
a l'air intelligent.
— Pour cela, oui, dit le
cultivateur, il est intelligent et il me rendra service s'il continue. J'avais
besoin d'un enfant de cet âge pour garder les bêtes, je suis
allé le chercher à l'hospice ; on aime assez à placer
les orphelins aux champs chez de braves gens ; on me l'a confié. Il
est encore si timide et si étonné, il fait si peu de bruit,
qu'à tout moment on oublie qu'il existe ; mais cela ne
m'inquiète pas, monsieur Gertal, il ne se dégourdira que trop
à la longue.
— D'autant que vous
êtes le meilleur des hommes, dit M. Gertal, et que vous aimez les
enfants.
Après le repas, la
veillée ne se prolongea guère : chacun se coucha de bonne
heure. André et Julien furent conduits dans un petit cabinet servant de
décharge ; Jean-Joseph monta au second sous les combles, où
il y avait une étroite mansarde, et M. Gertal eut, au premier
étage, le meilleur lit.
— Tenez-vous tout
prêts dès ce soir, dit le patron aux enfants : nous partirons
demain de bonne heure ; la voiture est chargée, il n'y a que Pierrot
à atteler et je vais boucler ma valise avant de me mettre au lit.
— Oui, oui, soyez
tranquille, monsieur Gertal, dirent les enfants. — Et, avant de se
coucher, ils bouclèrent aussi tout prête la courroie de leur
paquet.
Depuis longtemps chacun dormait
dans la ferme, lorsque André se réveilla tout suffoquant et mal
à l'aise.
Il était si
gêné qu'il put à peine, au premier moment, se rendre compte
de ce qu'il éprouvait. Il sauta hors de son lit sans trop savoir ce qu'il
faisait et il ouvrit la fenêtre pour avoir de l'air.
Le vent froid de la montagne
s'engouffra aussitôt en tourbillonnant dans la pièce et ouvrit la
porte mal fermée. Alors une fumée épaisse entra dans le
cabinet, puis un crépitement suivit, comme celui d'un brasier qui
s'allume. André, pris de terreur, courut au lit où dormait
Julien ; il le secoua avec épouvante. — Lève-toi,
Julien, le feu est à la ferme.
L'enfant s'éveilla
brusquement, sachant à peine où il en était, mais
André ne lui laissa pas le temps de se reconnaître. Il lui mit sur
le bras leurs vêtements ; lui-même saisit d'une main, sur la
chaise, le paquet de voyage bouclé la veille ; de l'autre, il prit
la main de Julien, et, l'entraînant avec lui, il courut à travers
la fumée réveiller M. Gertal et jeter l'alarme dans la
ferme.
— André, cria la
patron, je te suis, éveille tout le monde ; puis cours vite à
Pierrot, attelle-le, fais-lui enlever la voiture hors de danger ; moi, je
vais aider le fermier à se tirer d'affaire.
André, tenant toujours
Julien, s'élança au plus vite. Quand il arriva aux étables,
la flamme tournoyait déjà au-dessus, car il y avait des fourrages
dans le grenier, et des étincelles avaient embrasé la toiture en
chaume.
— Habille-toi, dit
André à Julien, qui claquait des dents au vent de la nuit.
Lui-même, à la
hâte, passa une partie de ses vêtements, et, prenant le reste, il
jeta le tout dans la voiture.
Bientôt arrivèrent
les gens de la ferme. C'était un brouhaha et un effroi indescriptibles.
On n'entendait que des cris de détresse, auxquels se mêlaient le
mugissement des vaches qu'on essayait de chasser de leur étable et le
bêlement des moutons qui se pressaient effarés sans vouloir
sortir.
Au milieu de ce désordre
général, à travers la fumée aveuglante, André
réussit pourtant à atteler Pierrot à la voiture. Il mit
Julien dedans et, d'un vigoureux coup de fouet, il entraîna le tout dans
le chemin éclairé par les lueurs rouges de l'incendie.
Quand la voiture fut hors de
danger, André attacha le cheval à un arbre et dit à son
frère :
— Petit Julien,
tâche de sortir de ton étonnement afin de te rendre utile. Voyons,
éveille-toi ; cherche des pierres pour caler les roues de la
voiture ; moi, je cours aider les braves gens de la ferme qui sont dans
l'embarras : quand tu auras fini, tu viendras me joindre.
— Oui, dit Julien, d'une
voix qu'il essaya de rendre assurée, va, André.
Et il sauta hors de la voiture,
pendant qu'André courait comme une flèche rejoindre M. Gertal
près de la maison en feu.